«L'attitude de la France est scandaleuse»
Abidjan (Côte d'Ivoire) DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL
Pensez-vous, comme le disent certains journaux
ivoiriens, que « la France veuille détruire la Côte
d'Ivoire » ?
Laurent Gbagbo. Je pense que certains dirigeants
français veulent, à la tête de la Côte d'Ivoire, des
hommes qu'ils auraient choisis. Mais ce n'est pas
comme cela que cela se passe.
L'Afrique n'émergera jamais dans ces conditions-là. Ce
n'est pas sain que certains dirigeants des pays
développés souhaitent avoir « leurs » dirigeants dans
des pays moins forts.
Vous visez les responsables français actuels...
Ce n'est pas seulement à eux que je jette la pierre.
Je n'ai pas envie d'être un procureur. Mais j'estime
que cette vision des choses est dangereuse. Nous en
souffrons terriblement, ici, en Côte d'Ivoire.
Cela veut-il dire, selon vous, que la France a joué un
rôle dans la tentative de coup d'Etat de septembre
2002 ?
L'histoire dira beaucoup de choses. Mais quand on met
les faits et les détails bout à bout, on arrive à se
poser, au moins, beaucoup de questions.
Que s'est-il passé début novembre ?
L'aviation ivoirienne a tué des soldats français à
Bouaké. On m'a appelé pour me dire que les avions qui
nous sécurisaient en détruisant les infrastructures
des rebelles avaient été détruits ! Ensuite, on m'a
téléphoné de Yamoussoukro pour me dire que l'aviation
française bombardait dans la cour de la présidence les
hélicoptères qui y étaient parqués. Enfin, j'apprends
que les militaires français détruisent à la hache nos
autres avions de combat à Abidjan. Dans le même temps,
ils occupent les deux ponts et l'aéroport. Si tout
cela ce n'est pas une agression, cela y ressemble
beaucoup !
Avez-vous eu des contacts avec l'Elysée à ce moment-là
?
Personne ne me téléphone. Personne n'a envie de me
téléphoner. Contrairement à ce qui a été dit, je n'ai
jamais eu Jacques Chirac en ligne depuis le début de
la crise.
La France vous soupçonne d'avoir donné l'ordre de
faire bombarder le camp militaire de Bouaké, tuant
neuf soldats...
Elle peut me soupçonner de tout ce qu'elle veut. Dans
le monde moderne, on a ce qu'on appelle les enquêtes !
Quand ces enquêtes ont donné des résultats, on prend
des mesures. C'est comme cela que le monde fonctionne.
Si la latitude est laissée au plus fort de régler ses
comptes en tapant le plus faible, où le monde s'en va
? Objectivement, en détruisant nos appareils, Paris a
aidé les rebelles. Toute son attitude en Côte d'Ivoire
depuis le 19 septembre 2002 fait penser aux Ivoiriens
que la France est avec les rebelles contre le régime
légal et légitime en place. Voilà la réalité.
Nombreux sont ceux à Abidjan, notamment vos partisans,
qui demandent le départ de l'armée française. Vous
aussi ?
Je ne l'ai pas encore demandé. La politique, c'est de
ne pas dire tout ce que tout le monde dit ! En tout
cas, l'armée française a gravement écorné son image en
Côte d'Ivoire.
Avez-vous eu peur d'un coup d'Etat orchestré par
l'armée française ?
Peur n'est pas le mot. Mais je me suis dit : « Là, ils
font trop fort. » C'est intolérable. Ce qu'a fait
l'armée française est inacceptable. Dans la fameuse
journée de dimanche, j'avais pourtant eu au téléphone
le ministre Barnier, un homme de bon sens. A la suite
de cela, je suis intervenu à la télévision pour
demander aux gens de quitter la rue. J'avais à peine
fini mon texte que trente blindés se retrouvent devant
ma porte et qu'on m'explique qu'ils se sont trompés de
route ! Les Ivoiriens ne croient pas du tout qu'ils se
sont trompés de route !
Ils affirment qu'il s'agit d'une erreur
d'itinéraire...
Nous servir l'explication comme quoi on s'est trompé
de route, c'est se moquer de nous ! Pour aller à
l'hôtel Ivoire, il y a mille routes. Mais la plus
directe, c'est le boulevard Latrille, qui est tout
droit ! On ne peut pas sortir du boulevard ! On ne
peut pas se tromper !
Avez-vous des résultats de la commission d'enquête que
vous avez lancée ?
Le procureur militaire, à qui j'ai confié cette
mission, n'a toujours pas été autorisé par l'armée
française à rentrer sur le site bombardé de Bouaké où
il y a eu des Français morts. Il a essuyé plusieurs
refus. C'est un scandale.
Où en est l'enquête sur les événements de l'hôtel
Ivoire ?
Le procureur militaire travaille. Et, là aussi,
l'attitude de la France est scandaleuse. Je me suis
cru à Prague en 1968 ! A l'époque, il y avait, dans le
giron de Moscou, un Etat dont les chefs ne marchaient
pas droit, et Moscou a envoyé des blindés faire un
tour. C'est la même chose, dans le giron français : il
y a un Etat qui ne marche pas comme on voudrait qu'il
marche, alors on envoie des blindés faire un tour. Je
ne peux pas accepter cela ! L'Afrique ne peut pas
accepter cela longtemps !
Le commandant de la force Licorne, le général Poncet,
explique que ses soldats se sont retrouvés face à des
milices...
Je ne vais pas répondre à cela. Passons à autre chose.
Les relations entre Paris et Abidjan n'ont jamais été
aussi mauvaises...
Ce n'est pas un problème de bonnes ou mauvaises
relations. Le problème est de comprendre que l'armée
française a fait ici, dans un pays indépendant et
souverain, quelque chose d'inacceptable. De cela, nous
nous en souviendrons longtemps. Le reste, savoir qui a
commencé, est des enfantillages. L'armée française
a-t-elle le droit d'agir, ici, chez nous et contre
notre gré, comme elle veut ? A-t-elle le droit de
tirer sur ma résidence, d'occuper la ville ? Tout m'a
choqué. Tout est choquant.
Allez-vous déposer plainte ?
Je n'ai pas encore parlé de plainte. Beaucoup de gens
en parlent, mais, pour le moment, c'est encore moi qui
engage la Côte d'Ivoire. Quand on gouverne un pays, ce
qui compte, c'est le temps de chaque parole.
Huit mille Francais sont partis, certains ont tout
perdu. Que leur dites-vous ?
Je leur dis de revenir. On ne leur a jamais demandé de
partir. C'est regrettable, mais c'est comme cela. Il y
a eu les 5, 6, 7, 8 et 9 novembre 2004. Il y avait un
avant, et il y aura un après. Il faut que les Français
sachent que ce qui s'est passé ici, du fait de leur
armée, n'est pas acceptable.
Vous risquez des sanctions de l'ONU...
Le rôle des bruits, c'est de courir. Il faut les
laisser courir. Le rôle des hommes, c'est d'agir sur
les faits. Laissez courir les bruits.
Quelle est la prochaine étape avec les « rebelles » ?
Il faut leur montrer que la rébellion est une impasse.
Et que dans le monde d'aujourd'hui, on gagne le
pouvoir par des élections. Tous ceux qui apportent une
quelconque justification à la rébellion ont tort.
Les accords de Marcoussis, lancés par Paris, étaient
censés réconcilier les Ivoiriens...
Moi, je n'y étais pas. L'Etat ivoirien n'y était pas.
Marcoussis était une catastrophe. Mais le temps d'en
parler n'est pas encore venu. En attendant, moi,
j'applique les accords, même si je dis que c'est un
mauvais texte. Je fais ma part, les rebelles devront
faire la leur.
La font-ils ?
Jusqu'à présent, la seule chose qu'ils ont faite,
c'est d'accepter d'être ministres ! Aujourd'hui, la
seule chose qu'on leur réclame, c'est de désarmer. En
attendant, le négociateur, à la demande des rebelles,
veut me faire voter des lois, et je le fais. Mais,
contrairement à ce que pense la communauté
internationale, je ne crois pas qu'ensuite ils
déposeront les armes.
Quelle est la situation sanitaire des Ivoiriens du
Nord ?
Gravissime. Et il y a aussi la pauvreté, les
enseignants qui sont partis... C'est une zone où il
n'y a plus de loi. C'est une catastrophe.
Qu'en est-il de votre rôle dans les négociations pour
la libération des deux otages français en Irak ?
En France, les gens se sont beaucoup excités sur cette
affaire qui ne me concerne pas. Je ne connais pas M.
Julia. Il y a seulement dans son groupe un ami qui m'a
dit qu'ils avaient des tuyaux avec certains députés
UMP comme quoi ils pouvaient faire libérer les deux
otages français. L'Etat français ne pouvait pas mettre
à leur disposition des éléments parce que,
officiellement, c'est le Quai d'Orsay qui mène des
négociations. Ils m'ont dit qu'on tolérait des voies
parallèles et m'ont demandé un avion. C'est tout ce
que j'ai fait. J'ai été ahuri ensuite de voir toute
une polémique. C'est la France !
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"A Black Belt is a White Belt who never quit"
Aikido.
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