http://www.lefigaro.fr/international/20041122.FIG0072.html
CôTE D'IVOIRE Plus de 8 000 Français ont quitté le
pays entre le 10 et le 18 novembre alors que
l'influence de Paris ne cesse de décroître
L'avenir de la France à Abidjan en pointillé
La ministre française de la Défense a dénoncé hier
«l'outrance» de propos de Laurent Gbagbo, qui a jugé
crédibles des témoignages faisant état de manifestants
ivoiriens «décapités» par des soldats français.
Interrogée sur France-Inter, Michèle Alliot-Marie a
estimé que le climat de haine antifrançaise en Côte
d'Ivoire était alimenté par des déclarations
«racistes» et «xénophobes» des dirigeants ivoiriens et
«extrêmement inquiétant».
Isabelle Lasserre et Pierre Prier
[22 novembre 2004]
Quand les écoles françaises rouvriront-elles en Côte
d'Ivoire ? «On ne sait pas. Pas pour l'instant, en
tout cas», répond un haut fonctionnaire du ministère
des Affaires étrangères. Sans écoles, pas d'expatriés.
Les 8 332 Français qui ont quitté la Côte d'Ivoire
entre le 10 et le 18 novembre vivent un futur en
pointillé. Reviendront-ils ? Même ceux qui le
souhaitent l'ignorent. «Pas à moyen terme», a déclaré
Catherine Rechenman, présidente de l'Union des
Français en Côte d'Ivoire, dans les colonnes du
Figaro. Quant à l'avenir, «les Français sont prêts à
rentrer s'ils sont assurés d'être de nouveau protégés
comme un État de droit doit le faire», ajoute-t-elle.
Un Français d'Abidjan travaillant pour une grande
entreprise résume : «Dans le contexte actuel, oui, on
peut dire que la France a perdu la Côte d'Ivoire. On a
touché à un aspect psychologique. Le premier devoir
d'un État, c'est d'assurer la sécurité. Vous aimeriez,
vous, vivre sur un radeau au milieu des quarantièmes
rugissants ?» L'homme d'affaires se contente
aujourd'hui du provisoire. «On habite entre hommes
dans un lieu protégé par les militaires français. Et
quand on sort, on croise des voitures arborant de
grands drapeaux canadiens, suisses, espagnols. Pour
montrer qu'elles ne sont pas françaises.» Si rien ne
change, l'homme d'affaires envisage, au mieux, «un
pays à la saoudienne, où on enverrait des cadres sans
enfants qui habiteraient des bases-vie sous protection
militaire».
En dehors de ces représentants des poids lourds du
BTP, du pétrole ou du cacao, la plupart des Français
qui restent sont des doubles nationaux, épargnés par
la vindicte populaire. S'il perd ses Français, le pays
phare du «pré carré», qui représente à lui seul près
de la moitié de la masse monétaire d'Afrique
francophone, larguera-t-il les amarres qui l'attachent
à la France ? Bernard Conte, professeur d'économie à
l'université de Bordeaux-IV, spécialiste de l'Afrique
de l'Ouest, «ne voit pas les Français revenir, car le
pouvoir ivoirien ne le souhaite pas vraiment, malgré
les appels lancés à la communauté française».
Antoine Glaser, directeur de la Lettre du continent,
fait remarquer que la présence française était déjà
sur le déclin : «Jusqu'en 1990, il y avait encore 50
000 Français». La question du retour des Français est
également suspendue à la présence de la force Licorne,
dont la première mission était la protection des
nationaux. Si la crise persiste, Licorne
restera-t-elle en Côte d'Ivoire ?
«Oui», affirme un officier français. «Les binationaux
ne quitteront sans doute pas le pays. Ils auront
besoin des soldats français pour les protéger. Licorne
doit aussi rester car elle sert de force d'appui à
l'ONU.» Officiellement, la France n'a nulle intention
d'alléger son dispositif militaire en Côte d'Ivoire.
Mais la persistance du sentiment anti-Français
pourrait à terme changer la donne. Les dernières
violences l'ont montré : il n'existe plus de chasses
gardées en Côte d'Ivoire. Les manifestants s'en
prennent désormais directement aux symboles de la
présence française, la caserne du 43e bataillon
d'infanterie de marine d'Abidjan et les bâtiments
consulaires. Comme le note un autre officier français,
«en nommant le colonel Philippe Mangou, dur parmi les
durs, à la tête de l'armée ivoirienne, Gbagbo donne un
très mauvais signal. Il n'y a aucune raison que les
choses s'arrangent. Je ne vois pas comment Licorne
pourrait rester dans ces conditions. Si les
ressortissants partent, l'économie s'effondre. Ce sera
l'anarchie».
La crise représente un tournant dans les relations
entre la France et son ancienne colonie. La Côte
d'Ivoire a toujours représenté un cas à part dans le
«pré carré». Elle a été gouvernée jusqu'en décembre
1993 par Félix Houphouët-Boigny, autocrate patelin et
rassembleur, sous la protection de l'armée française.
Paris expliquait au «vieux» qu'il n'avait pas besoin
d'une véritable force militaire, puisque les soldats
français viendraient toujours à son secours. Houphouët
put ainsi réprimer tranquillement ses opposants, sans
passer par la case du coup d'Etat militaro-marxiste,
comme ses voisins sahéliens, ni celle des «conférences
nationales» du début des années quatre-vingt-dix, qui
ouvrirent la voie à la démocratie dans ces pays et
dans d'autres Etats francophones comme le Bénin.
A Abidjan, on parle ouvertement d'une indépendance à
retardement. On y a vu des scènes inédites depuis la
fin officielle de la colonisation. «C'est la première
fois que l'armée française se retrouve face à des
milliers de personnes, la première fois qu'elle tire»,
dit Albert Bourgi, professeur de relations
internationales à l'université de Reims et
africaniste.
C'est aussi la première fois, note Antoine Glaser,
«qu'on assiste à des agressions physiques, des viols,
une véritable chasse aux Français». Pour lui, «un
tabou a été levé. L'exception française en Côte
d'Ivoire n'existe plus, le Rubicon a été franchi et la
vitrine d'une décolonisation réussie a volé en
éclats». Albert Bourgi ne veut pas céder à l'émotion :
«Lors de l'élection présidentielle mouvementée
d'octobre 2000, qui avait jeté dans les rues des
centaines de milliers de partisans de Laurent Gbagbo,
la sécurité des Français et de leurs biens n'a jamais
été menacée. Après le coup d'Etat manqué de septembre
2002, les ambiguïtés de la politique française et le
pourrissement de la situation ont brouillé dans
l'opinion ivoirienne la perception de la mission de
l'armée française.»
Mais, plaide l'universitaire qui connaît bien le
président de la Côte d'Ivoire, «il suffirait de si peu
pour repartir. Laurent Gbagbo est un francophile
patenté. Il a appris la politique en France».
Difficile d'imaginer le départ total des grands
groupes français qui tiennent l'eau, l'électricité,
les travaux publics, etc. La Côte d'Ivoire baigne déjà
dans une Afrique plus internationalisée, où les
décisions importantes se prennent à Bruxelles ou au
siège du FMI. Et bien qu'appartenant à la même aire
linguistique que la France, la Côte d'Ivoire de
Laurent Gbagbo est davantage adossée aux pays
anglophones comme le Ghana, le Cap-Vert ou la
Guinée-Bissau. Le voudrait-elle, la France n'a plus
les moyens d'influencer Abidjan et de renouer avec une
politique africaine de grande puissance. Ni de cogérer
l'appareil d'Etat ivoirien, comme elle l'a fait
jusqu'au début des années quatre-vingt-dix.
Depuis dix ans, Paris s'est désengagé d'Abidjan. Les
réseaux Foccart, bâtis du temps de De Gaulle, ont
disparu. C'est sans doute l'un des principaux symboles
du désamour franco-ivoirien : le sous-terrain qui a
longtemps relié l'ambassade de France à la présidence
ivoirienne est désormais bouché. Les ambivalences de
la mission Licorne et des accords de Marcoussis n'ont
fait qu'éroder cette perte d'influence. Quant aux
accords de défense, y compris leurs volets secrets,
«ils sont obsolètes», poursuit Albert Bourgi. «Ils ne
servent à rien puisque la France utilise le conseil de
sécurité de l'ONU et la légitimité internationale pour
justifier ses actions.»
Or, la perte de l'influence française, si elle se
confirme, sera lourde de conséquences pour Paris. Pas
tant au niveau économique, car les intérêts français
en Côte d'Ivoire se sont étiolés avec le temps. Mais
parce que la Côte d'Ivoire aide à maintenir le rang de
la France dans le monde, elle est le pays phare de
l'influence de Paris en Afrique francophone.
«La Côte d'Ivoire, c'est ce qui permet à la France
d'être une grande puissance moyenne, de justifier son
siège au Conseil de sécurité des Nations unies. C'est
sa visibilité diplomatique», explique Albert Bourgi.
C'est précisément pour cette raison que Paris a
longtemps refusé d'affronter et de reconnaître son
lent déclin en Côte d'Ivoire. Comme le disait il y a
quelques années au Figaro l'ancien ambassadeur
américain en Angola : «La France est grande
lorsqu'elle monte sur les épaules de l'Afrique.»
Conséquences, aussi, pour les cinq bases militaires
que la France maintient en Afrique. Ces bases
sont-elles éternelles ? Pourront-elles être maintenues
si la présence française en Afrique se réduit à une
peau de chagrin ? A Paris, les militaires français
sont souvent amers. «On est en train de perdre la Côte
d'Ivoire. Le départ des militaires français, s'il a
lieu un jour, sera un énorme traumatisme. On a soutenu
ce pays pendant quarante ans. On l'aimait. Et tout
d'un coup plus rien. C'est d'autant plus dommage
qu'entre Marcoussis et le laisser-faire, il y avait
une troisième solution : soutenir Gbagbo à fond ou
parier sur les rebelles», regrette un officier.
Quant aux conséquences régionales, on commence
seulement à les entrevoir...
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