PENSANT y trouver une solution à tous les maux du continent, le colonel
Mouammar Khadafi devait tenter de faire avaliser par ses pairs, les 1er et 2
mars, à Syrte (Libye), un projet d'« Union africaine ». Tandis que, depuis
l'assassinat du président congolais Laurent-Désiré Kabila, un ballet de
médiateurs africains et internationaux cherche à relancer l'application de
l'accord de Lusaka pour ramener la stabilité au « coeur malade » du
continent. Et que, dans une Afrique de l'Ouest déjà hantée par les cauchemars
libérien et sierra-léonais, la Côte-d'Ivoire - ancienne vitrine de la «
Françafrique » - a versé dans les putschs à répétition, sacrifié à une «
ivoirité » ravageuse et pris le risque d'une fracture Nord-Sud, hantise de
plusieurs Etats de la région.
« Un Burkinabé subit en Côte-d'Ivoire ce qu'un Noir ne subit pas en Europe. »
En invitant ainsi les Africains à balayer aussi devant leur porte - lors de
l'ouverture le 22 janvier 2001 à Dakar d'un forum sur le « racisme, la
xénophobie et l'intolérance » (1), le président sénégalais Abdoulaye Wade
avait pris soin de préciser qu'il parlait « comme un intellectuel libre », en
tant que simple participant. Mais, deux jours plus tard, des manifestants
s'en prenaient aux magasins tenus par des ressortissants sénégalais à
Abidjan, capitale de fait d'un pays empêtré, depuis 1995, dans le piège de
l'« ivoirité » (2).
« Miracle », « modèle »... Jusqu'au début des années 1990, la Côte-d'Ivoire -
dirigée sans partage pendant trente ans par Félix Houphouët-Boigny - se
voulait le pays de la prospérité et de l'ouverture : premier producteur de
cacao du monde, elle a accueilli plus de 4 millions d'étrangers (sur 15
millions d'habitants), principalement du Burkina Faso, du Mali, de la Guinée
et du Ghana. Elle était le premier partenaire de la France et de l'Europe au
sein de la mouvance francophone, le poumon et la locomotive économique de
l'Afrique de l'Ouest. Tout y semblait possible : aménager une nouvelle
capitale politique dans le village natal du prési dent (Yamoussoukro) ;
ouvrir des routes dans la forêt ; construire en pleine brousse « la plus
grande cathédrale du monde »...
En dix ans, tout s'est détraqué : chute des cours du cacao et démantèlement
de la filière, dévaluation du franc CFA, succession ratée du « Vieux » (Félix
Houphouët-Boigny), crises majeures en Sierra Leone et en Guinée, montée en
puissance du Nigeria après un long purgatoire militaire, recentrage de la
coopération française (voir encadré), etc. A la veille de la prise du pouvoir
par le général Robert Gueï, en décembre 1999, les caisses étaient vides, et
le pays pris en tenailles par les institutions financières internationales
(3).
Un mythe se brisait, à l'orée du nouveau millénaire : celui d'une stabilité
structurelle de la Côte-d'Ivoire, qui allait connaître cinq coups de force en
l'espace de douze mois. Avec, comme point de départ, le « putsch de Noël »
1999 : quelques centaines de soldats en quête des primes promises se servent
sur les docks du port d'Abidjan et s'emparent de la radiotélévision. Le
général Gueï, ex-chef d'état-major au temps du président Houphouët-Boigny,
accepte le pouvoir que lui remettent ses « enfants », et reçoit le soutien de
l'opposition, y compris celui de l'ancien premier ministre Alassane Ouattara,
chef du Rassemblement des républicains (RDR), parti principalement implanté
dans le nord du pays.
En mai 2000, M. Alassane Ouattara est accusé de complot, les ministres de son
parti chassés du gouvernement. Le 4 juillet, des centaines de soldats se
mutinent à nouveau, pour promesses non tenues, saccagent Abidjan et s'en
prennent à ses habitants. En octobre, une Constitution, taillée sur mesure,
écarte le chef du RDR de la compétition présidentielle au motif qu'il ne
satisfait pas aux conditions de nationalité. Lors de manifestations de
protestation, les partisans de M. Ouattara sont soupçonnés d'être des
putschistes.
Le général Robert Gueï, tenté lui-même par un « putsch électoral », ne cède
le pouvoir que lorsque M. Laurent Gbagbo, chef du Front populaire ivoirien
(FPI) - opposant de toujours, proche du Parti socialiste français -, mobilise
la rue, au lendemain du scrutin présidentiel. Devenu chef de l'Etat, il
maintient le code de la nationalité et affronte, le 4 décembre, la colère des
partisans du RDR, écarté cette fois des élections législatives. Lors d'une
nouvelle mutinerie de soldats, les 6 et 7 janvier dernier, les soupçons sont
dirigés une fois de plus vers des militaires nordistes, accusés en outre
d'avoir reçu un appui de l'étranger...
Une onde de choc
LA mèche de l'« ivoirité » a donc bien été rallumée. Ce sentiment
d'appartenir à la « vraie » Côte-d'Ivoire - celle du Sud, de la forêt, de la
côte, des animistes et des chrétiens - remonte à l'indépen dance : les
musulmans du Nord, les Sahéliens, les « Soudanais » de la « Haute Côte-
d'Ivoire » n'ont jamais eu la considération de leurs compatriotes (4). Pour
se maintenir au pouvoir, l'ex-président Bédié, puis le général Gueï, enfin le
président Gbagbo lui-même (qui a été un des rédacteurs du projet de
Constitution excluant de fait son principal adversaire) n'ont pas hésité à «
jouer » avec ce feu régional. Les « étrangers » ou assimilés ont été montrés
du doigt, et M. Ouattara érigé - hors de sa volonté - en figure symbolique de
l'exclusion des nordistes. Pour la première fois, un dirigeant de la Haute
Côte-d'Ivoire osait afficher des ambitions présidentielles : l'acharnement
mis à le disqualifier a été un puissant facteur d'éveil et de radicalisation
du nationalisme dioula.
Plus grave : le sang a coulé comme jamais en Côte-d'Ivoire. Personne n'aurait
imaginé que la patrie de la « paix » et de la « sagesse », érigées en canons
idéologiques par feu Houphouët-Boigny, connaîtrait un jour de véritables «
chasses aux musulmans », aux dimensions d'un pogrom ; que l'élection d'un
président civil ne se ferait qu'au prix de 171 morts (chiffre officiel), pour
la plupart originaires du Nord ; et qu'un charnier, avec 57 corps mutilés,
pourrait y être découvert, le 26 octobre 2000, dans le quartier de Yopougon à
Abidjan (5).
« Si loin dans la sauvagerie... », s'était plaint le Conseil supérieur des
imams. « Tombés si bas... », s'était désolé l'archevêque catholique
d'Abidjan. « Houphouët, réveille-toi, ils sont devenus fous ! », avait lancé
un hebdomadaire panafricain (6), tandis qu'un éditorialiste s'étonnait
qu'un « brave militaire, qui avait réussi sans bobos un putsch très
acceptable à Noël, fasse [maintenant] plus de victimes avec un vote qu'avec
un coup d'Etat armé (7) ».
Le Parlement ivoirien se partage désormais à égalité entre députés du Front
populaire ivoirien (FPI), parti du président Gbagbo, et ceux du Parti
démocratique de Côte-d'Ivoire (PDCI), l'ancien parti unique. L'assemblée ne
compte aucun représentant officiel du RDR, qui avait paru un temps faire jeu
égal avec l'électorat du FPI. Faute d'opposition, la légitimité du président
Gbagbo est entachée, au moins aux yeux de ses principaux partenaires
internationaux. Campant sur ce qu'il considère comme sa révolution, il ne
veut « ni refaire les élections ni réécrire la Constitution », au contraire
de son adversaire Alas sane Ouattara, pour qui « tout est à reprendre ».
Au plus fort de la crise, un quotidien proche du leader nordiste faisait
sensation en publiant la carte d'un pays coupé en deux : « La Côte-d'Ivoire
au bord de la sécession (8) ». Le régime ivoirien at-il délibérément pris le
risque de « perdre le Nord », en choisissant d'en écarter les représentants
les plus crédibles ? Ou s'est-il simplement servi - au prix du sang - d'un
vieux ressentiment pour neutraliser, à force d'intrigues judiciaires,
certains rivaux aujourd'hui isolés, voire déconsidérés (9) ?
Faudrait-il admettre que « la Côte-d'Ivoire d'aujourd'hui, dans son corps
central, n'est pas mûre pour accepter un président musulman, venu et se
réclamant du nord du pays », ainsi que l'écrit Jeune Afrique (10). Ou les
nordistes - près de 40 % de la population - doivent-ils se contenter du
diagnostic de M. Laurent Gbagbo convenant que le Nord a été négligé depuis
l'indépendance et estimant qu'« à l'avenir il faudra pratiquer une sorte
de "discrimination positive" à son profit », afin de réduire cette « angoisse
exploitée politique ment (11) ».
Pour l'heure, cette instrumentation d'une ivoirité surtout entendue comme une
appartenance au Sud (et non comme un sentiment national global) - et
l'acceptation dans la psychologie collective d'une fracture avec le Nord -
paraît déterminer les alliances politiques au Parlement, la composition du
gouvernement, le comportement de la société civile, l'orientation de la
répression et l'attitude de l'appareil judiciaire. Cette déchirure, selon
l'universitaire Richard Banegas, ne se limite d'ailleurs pas à une querelle
politicienne sur la nationalité de M. Alassane Ouattara, mais « renvoie à la
crise sociale, qui se manifeste en milieu urbain par une xénophobie
croissante et en milieu rural par des tensions foncières de plus en plus
violentes (12) ».
Cette année de tumulte en Côte-d'Ivoire aura créé une onde de choc dans toute
l'Afrique de l'Ouest. Les résidents étrangers - ou d'ascendance étrangère -,
soit près d'un tiers de la population, vivent désormais dans un sentiment
d'insécurité, quelques milliers d'entre eux ayant entamé un retour au pays
natal : chacun se souvient, dans la région, de l'exode de deux millions
d'étrangers au Nigeria (dont un million de Ghanéens), auxquels les autorités
avaient donné deux semaines, en 1983, pour quitter le pays.
En outre, leurs pays d'origine - Burkina-Faso, Mali, Niger, Togo, Ghana -
sont priés de s'intéresser au sort de leurs ressortissants, plus ou moins
ouvertement soupçonnés d'apporter un appui aux adversaires du régime
ivoirien. Le président Gbagbo, dans le cadre d'un arrangement conclu en
janvier dernier, a obtenu la convocation d'une réunion des ministres de
l'intérieur ou de la défense de cinq voisins de la Côte-d'Ivoire, chacun
s'étant engagé à ne pas servir de « base arrière à des actions de
déstabilisation ».
Plus âme qui vive
POUR beaucoup de pays de la région, c'est le mythe de l'union ouest-
africaine, de la libre circulation, d'une africanité transcendant les
frontières de la colonisation, qui aura été enseveli au fil des coups de
force et drames ivoiriens de ces derniers mois. Avec la menace, au minimum,
d'un désordre monétaire et commercial pour toute la zone. Abidjan, qui
accueille les sièges de la Banque africaine de développement (BAD) et de la
Banque centrale de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA),
est un élément essentiel de l'équilibre économique de la sous-région (13). Ou
pis, celle d'une « conflagration sous-régionale » au cas où une Côte-
d'Ivoire « au bord du génocide » massacrerait des Maliens, Guinéens,
Ghanéens, Sénégalais ou Burkinabés « parce qu'ils seraient étrangers ou
soupçonnés de faire le jeu de tel ou tel camp (14) ».
Mais tous aussi vivent dans la hantise d'un retour de la fracture Nord-Sud
dans leur propre pays : de la Mauritanie au Tchad, de la Guinée au Nigeria,
de délicats équilibres - ou au contraire de solides verrouillages -
maintiennent des unités nationales qui ne vont pas d'elles-mêmes. Dans ce
schéma reposant sur de sourdes querelles ancestrales, les « gens du Nord »,
Sahéliens et musulmans, tentés parfois par l'application de la charia (15),
apparaissent souvent comme les héritiers de communautés qui avaient fait
cause commune avec les « Arabes esclavagistes », tandis que « ceux du Sud »,
plus près des capitales ou de la côte, avaient tendance à s'abriter sous le
manteau des Blancs et de leurs missionnaires chrétiens. Dans certains de ces
pays, un partage de fait réservait aux uns la présidence et cantonnait les
autres dans le commerce... Au Niger, réputé pratiquer un islam tolérant, des
radicaux ont affronté la police l'an dernier, à Niamey, pour protester contre
l'organisation d'un défilé de mode...
La sécurité régionale s'accommode mal de l'intolérance croissante entre
communautés. En outre, ces dix dernières années, avec les guérillas touareg
au Niger et au Mali, la poursuite de conflits armés au Tchad, les guerres
civiles au Liberia, puis en Sierra Leone, l'Afrique de l'Ouest est devenue
une des zones du continent où les armes dites « légères » circulent le plus
facilement. Les vaincus, les démobilisés, ex-enfants soldats ou anciens
miliciens qui n'ont pu être réinsérés, cherchent - par les armes, en se
vendant au plus offrant - à retrouver une solde et reconquérir un statut, et
sont disponibles pour tous les coups de main : attaque de villages, barrages
routiers, vols de bétail, arraisonnement de touristes...
Ainsi, des miliciens du Front révo lutionnaire uni (RUF) sierra-léonais ou du
Mouvement uni du Liberia (UlimoK), ainsi que d'ex-militaires guinéens
guerroient dans la forêt et la montagne, aux confins du Liberia et de la
Sierra Leone, région à forte teneur en pierres précieuses. Ils font de
fréquentes incursions depuis septembre dernier en territoire guinéen, où
vivent plus de 400 000 réfugiés sierra-léonais et libériens qui avaient fui
les guerres civiles dans leurs pays.
L'ex-chef de guerre libérien Charles Taylor est accusé d'être le
commanditaire de ces attaques et de chercher à entraîner à son tour la Guinée
dans ce conflit régional afin de mettre la main sur l'ensemble des gisements
diamantifères. Les gouvernements américain et britannique ont demandé
l'application de sanctions internationales contre le régime de Monrovia. La
Communauté des Etats d'Afrique de l'Ouest (Cedeao) (16) hésitait encore, le
mois dernier, à déployer un contingent de 1 700 hommes de la force ouest-
africaine de paix (Ecomog), chargé de sécuriser les frontières, « par crainte
de les envoyer à la boucherie ».
Le président libérien, chef d'un « Etat voyou », n'a pas craint d'accueillir
le « général Mosquito », ex-chef militaire du RUF, qui avait lancé, en 1999
en Sierra Leone, l'opération « No living thing » (plus âme qui vive),
terrorisant, mutilant et tuant des milliers de personnes. Il offre asile,
formation et armes aux rebelles de ce pays, qui le rémunèrent en diamants :
le Liberia exporte vers la seule Belgique seize fois plus de carats qu'il n'a
la capacité d'en produire (17) !
La campagne lancée par les Nations unies (ONU) contre le commerce illicite
des diamants - un fléau qui a déjà contribué au délabrement du Congo-Kinshasa
et de l'Angola - a permis l'adoption d'une réglementation internationale et
d'un embargo contre le RUF sierra-léonais (et contre l'Union pour
l'indépendance totale de l'Angola - Unita). Mais il est facilement contourné
en raison de la profusion des intermédiaires et de la complaisance du
Liberia, ainsi que du Togo et surtout du Burkina-Faso.
L'ONU détient la preuve qu'en 1999 des livraisons avaient transité par
Ouagadougou, avant de rejoindre Monrovia. Le rapport du comité d'experts
formé à la demande du secrétaire général de l'ONU, le Ghanéen Koffi Annan,
soupçonne ces pays d'entretenir des relations suivies avec des trafiquants
notoires d'origine slave : l'un écume les zones de « non-droit » du continent
noir, à la tête d'une flotte de plusieurs dizaines d'avions effectuant des
livraisons d'armes ; l'autre, un des parrains de la mafia d'Odessa, courtier
en missiles ou fusils-mitrailleurs fabri qués dans les pays de l'Est
européen, avait également livré des armements au général ivoirien Robert Gueï
en mai 2000 (18).
Mais, pour un « Milosevic africain » - ainsi que les journaux américains
traitent parfois le Libérien Charles Taylor - ou pour un dinosaure
françafricain comme le général-président guinéen Lansana Conté (qui s'obstine
à main tenir au cachot depuis plus de deux ans son principal opposant), que
de « divines surprises » dans une Afrique de l'Ouest qui - il y a dix ans -
avait donné au continent le signal de la grande lessive démocratique.
Au Ghana, le capitaine Rawlings, ancien putschiste, a fait l'admiration en
acceptant sportivement sa défaite, après dix-huit ans de pouvoir. Au Bénin,
une vingtaine de candidats sont sur les rangs pour succéder à M. Mathieu
Kerekou. Au Mali, au Niger, au Sénégal - en dépit des soubresauts en
Casamance ou dans la Guinée-Bissau voisine -, les vies politiques paraissent
apaisées, les successions s'annoncent tranquilles. Et, au Nigeria, la
nomination des ministres ne va plus sans de longues audiences au Sénat, pour
confirmer - ou infirmer - le choix du président...
PHILIPPE LEYMARIE
Journaliste à Rfi
Le Monde-Diplomatique (Mars 2001)
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