Il s'agit bien d'un soulèvement militaire et celui-ci avait, pour objectif,
de renverser Laurent Gbagbo, pour provoquer une nouvelle transition, comme au
lendemain du renversement de Konan Bédié, à la fin 1999. Ce soulèvement était
tellement prévisible, du fait de l'épuration en cours de l'armée, que le
scénario de la riposte - incluant l'élimination physique des opposants à
Gbagbo - était déjà prêt à être exécuté. Et il l'a été, réellement, dans le
cas de Gueï, les autres (dont Alassane Ouattara) étant parvenus à s'échapper.
Mais la prise de Bouaké et des provinces du Nord a fait perdre le contrôle de
la situation à l'équipe de Gbagbo.
"Ce soulèvement était inéluctable"? Tous ceux qui suivaient de près la mise
en place, par Laurent Gbagbo et son éminence grise Emile Boga Doudou, de la
réorganisation de la Côte d'Ivoire sur une base ethnique, aussi bien dans
l'armée et l'administration que dans la société civile, en étaient
convaincus. "Tellement inéluctable", en fait, qu'il ne manquait plus qu'un
élément déclencheur, qui fut, in fine, aimablement fourni par les autorités
de Côte d'Ivoire, elles-mêmes, avec l'annonce de la démobilisation de quelque
750 soldats.
A la veille du 19 septembre, tous les acteurs du drame étaient donc à pied
d'?uvre. Par contre, ils semblent avoir commis, symétriquement, la même
erreur : celle de sous-estimer le degré de préparation de la partie adverse.
Les mutins, qui avaient pris pour cibles quatre objectifs majeurs, à Abidjan
même (le domicile d'Emile Boga Doudou, ministre de l'intérieur, celui de Lida
Kouassi, le ministre de la défense, celui de Mathias Doué, chef d'état-major
des armées, et le camp de gendarmerie d'Agban) n'ont atteint qu'un seul
d'entre eux : l'assassinat d'Emile Boga Doudou. Il n'est d'ailleurs pas
interdit de s'interroger sur ce point : pourquoi le ministre de l'intérieur
était-il le seul à ne pas avoir été prévenu de quitter son domicile, comme
l'ont fait les deux autres ? Pourquoi la femme de Lida Kouassi, enlevée puis
relâchée par les rebelles, s'obstine-t-elle à rester réfugiée, depuis, à
l'ambassade de France ?
Les gendarmes, principaux soutiens du régime, ont certes redressé la
situation militaire à leur avantage, à Abidjan, en défendant leur camp
d'Agban, mais les forces dites "loyalistes", au sens large, n'ont pu empêcher
ni la prise de Bouaké (qu'elles n'avaient probablement pas anticipée) ni
celle de Korhogo, puis d'Odienné, Sakassou et Séguéla, dans le Nord et
l'Ouest du pays. Quant à l'escouade de gendarmerie chargée de l'élimination
des opposants le 19 septembre au matin, elle n'a atteint qu'un seul de ses
objectifs : Robert Gueï, froidement assassiné à son domicile avec l'ensemble
des personnes qui se trouvaient chez lui (soit 19 personnes au total, semble-
t-il), dont son épouse Rose, pourtant originaire d'un village proche de celui
de Gbagbo, ce qui crée, dans la tradition africaine, un véritable lien de
parenté.
Les autres domiciles visités par cette escouade ont été, selon de multiples
témoignages dignes de foi : celui du général Lassana Palenfo (ex n°2 de la
junte au moment du coup d'Etat de Noël 99) qui était alors en déplacement à
l'étranger, celui du général Abdoulaye Coulibaly (l'ex-pilote personnel de
Houphouët Boigny), ancien n° 3 de la junte, qui se doutait probablement de
quelque chose (et reste encore caché à ce jour), celui de Alassane Ouattara
qui n'a dû sa survie qu'à une fuite précipitée chez son voisin l'ambassadeur
d'Allemagne, avec toute sa famille (mais son domicile a été, par la suite,
incendié par les gendarmes) et celui de Moriféré Bamba, dirigeant du PPS
(Parti pour le Progrès social), absent de Côte d'Ivoire.
Ironie du calendrier, celui-ci venait, avec plusieurs autres formations
ivoiriennes, dont l'association de défense des droits de l'homme "MIDH", les
dissidents du FPI (Front populaire ivoirien de Laurent Gbagbo) regroupés dans
le mouvement "Renaissance", l'association "ATTAC Côte d'Ivoire" et d'autres
petits partis (PRND, MPI etc.) de participer à la création d'un collectif
pour "la défense de la démocratie et des liberté publiques, et contre
l'impunité" en Côte d'Ivoire.
Le fait que tous les opposants, ou rivaux, de Gbagbo se soient sentis menacés
par une tentative d'élimination physique se trouve corroboré par l'attitude
de l'ex-président Bédié qui s'est, pour sa part, réfugié à l'ambassade du
Canada. Il a, par la suite, appelé le gouvernement, qui compte plusieurs
membres de son parti, le PDCI (ex-parti unique du temps d'Houphouët) à la
négociation avec les mutins.
Pour tenter d'évaluer les rapports de force en présence, et donc les risques
d'affrontements sanglants, ou d'enlisement, deux semaines après le début du
soulèvement, il est important de revenir sur les motivations des mutins
(comme des civils qui les soutiennent) et sur l'organisation des FANCI
(Forces armées de Côte d'Ivoire).
Les motivations des mutins et de ceux qui les soutiennent
Si l'annonce de la démobilisation de quelque 750 soldats a sans nul doute
lancé le signal de la subversion, le malaise au sein de l'armée ivoirienne
est bien plus profond ; il rejoint d'ailleurs celui de la société ivoirienne
dans son ensemble, confrontée à un remodelage sans précédent des lois sur la
nationalité ivoirienne.
Depuis plusieurs mois, les forces de l'ordre ivoiriennes (police, gendarmerie
et armée) ont été soumises à plusieurs vagues d'épuration successives, une
politique menée sans état d'âme par le ministre de l'intérieur Boga Doudou,
qui était, d'ailleurs, parvenu à l'imposer (non sans conflit) à son jeune
collègue de la Défense Lida Kouassi (il est intéressant de noter que l'un et
l'autre sont des Dida, originaires de la région de Divo qui jouxte le pays
Bété).
C'est ainsi que 27 militaires et gendarmes de la DST (Défense du territoire)
avaient été arrêtés récemment, sans qu'un motif précis leur soit donné. Dans
l'armée, tous les tireurs d'élite portant un nom à consonance du Nord ont été
écartés, comme l'ont été, d'ailleurs, tous les officiers de même nom d'un
certains rang ou, dans la police, les agents des commissariats d'Abidjan.
Pour prendre deux exemples parlant, Lagui Sylla, qui avait mis en place les
unités de gendarme-commando de Côte d'Ivoire a été contraint de quitter son
poste, sans affectation précise, de même que Diarrassouba qui était pourtant,
depuis fort longtemps, le chef du corps d'élite d'Agban.
Or cette épuration sur base ethnique s'est trouvée en résonance avec les
nouvelles dispositions prises par le même ministre, Boga Doudou, sur la
question hautement sensible de la nationalité ivoirienne. Les lecteurs de NSE
se souviennent sans doute du tollé suscité, lors des dernières élections (les
départementales de juillet dernier, cf. NSE 446-447), par l'obligation qui
avait été faite, aux électeurs, d'être porteur de nouvelles cartes
d'identité "sécurisées", dites "cartes vertes", qui n'avaient encore été
distribuées qu'à un petit nombre d'entre eux. Le régime de Gbagbo n'a pas
hésité à franchir, depuis, plusieurs pas de plus? Désormais, les enfants qui
naissent à Yopougon (l'un des quartiers d'Abidjan) reçoivent des extraits de
naissance de couleur différente, selon qu'un seul de leurs parents, ou les
deux, sont considérés de nationalité ivoirienne (une expérience qui risque de
s'étendre à biens d'autres communes). Pour limiter l'éligibilité aux
différents scrutins du pays, l'ex-président Bédié avait distingué
des "candidats de première, seconde et troisième zone" (ceux qui, selon la
nationalité de leurs parents, n'étaient éligibles qu'aux municipales, ou
qu'aux législatives, ou, plus difficile encore, qu'aux présidentielles).
Laurent Gbagbo a perfectionné le système : il y a désormais en Côte
d'Ivoire, "des citoyens de première et deuxième zone"?
Cette stratégie de l'exclusion est en train de se mettre en place, de façon
plus systématique encore, dans le cadre de la diffusion des futures cartes
d'identité, en cours de préparation : il n'est même plus question de "la
carte verte", rejetée aux poubelles de l'histoire, mais d'une nouvelle carte,
créée sur la base d'un nouveau registre, lui-même confié à un organisme ad
hoc (hors de l'administration régulière) dirigé par un cousin de Laurent
Gbagbo, Wanyou. Pour obtenir ses papiers d'identité en bonne et due forme,
tout Ivoirien est désormais sensé se faire enregistrer en donnant le nom de
son village d'origine et le nom d'une personnalité du même village qui devra
témoigner de sa bonne foi (et, cela, même s'il dispose d'un extrait de
naissance en règle). On imagine facilement que des villages entiers
pourraient ainsi se retrouver peuplés d'Ivoiriens "à la nationalité
douteuse", pour reprendre une expression qui a fait recette dans le cas de
Ouattara.
Rapports de force
En bon Baoulé, plus soucieux de faire fructifier ses plantations de cacao que
d'entretenir une caste de militaires, Houphouët Boigny se méfiait des armées,
et surtout de la sienne ; celle-ci ne fut jamais très bien dotée, ni en
effectifs, ni en équipements sophistiqués. Il préférait s'appuyer sur
l'accord de défense signé le 24 avril 1961 avec la France, qui stipule,
notamment que "les forces armées ivoiriennes peuvent faire appel, pour leur
soutien logistique, au concours des forces armées françaises". C'est en vertu
des dispositions de cet accord (qui fut longtemps vilipendé par Laurent
Gbagbo, lorsque celui-ci était dans l'opposition à Houphouët) que le 43ème
BIMA (infanterie de marine) fut installé à Port Bouët, à proximité de
l'aéroport d'Abidjan.
Laurent Gbagbo, pour sa part, n'a cessé de s'appuyer sur la gendarmerie, où
il comptait, depuis son arrivée au pouvoir, des éléments sûrs, originaires de
la même région que lui. Délaissées, puis victimes de la crise économique, les
FANCI n'ont pratiquement plus de matériel en état de marche : seuls 3 blindés
sur 50, et 6 avions sur 21 seraient, ainsi, actuellement disponibles? Mais si
les blindés (ou plutôt ce qu'il en reste) sont installés à Akouédo (à
proximité d'Abidjan), l'artillerie lourde de campagne a toujours été, elle,
installée à Bouaké. Rien d'étonnant à cela : du temps d'Houphouët, cette
ville - qui est à la fois le seconde du pays et la capitale du pays baoulé
(l'ethnie de l'ancien président ainsi que de son successeur immédiat Konan
Bédié) - était devenue le centre militaire de la Côte d'Ivoire, avec, pour
fleuron, l'Ecole des Forces Armées.
Or, lors des derniers municipales (les seules élections qui se soient
déroulées, depuis 1999, sans l'exclusion préalable de certains candidats et
qui puissent donc être considérées comme libres et démocratiques), en mars
2001, la municipalité de Bouaké a été remportée non par le PDCI (parti
généralement majoritaire chez les Baoulés) mais par le RDR "Rassemblement des
Républicains", le parti de Alassane Ouattara. Cosmopolite, au carrefour des
routes qui traversent la Côte d'Ivoire, Bouaké s'est montrée rétive aux
théories de "l'ivoirité", inventées sous Bédié, puis reprises par le FPI à
son propre compte. Bouaké, désormais qualifiée de "zone de guerre" par le
ministre de la défense, a su se montrer accueillante aux mutins, qui ont
d'ailleurs veillé, tant au respect de ses habitants qu'à la bonne évacuation
de ses résidents étrangers. Située au centre de la Côte d'Ivoire, elle
verrouille aujourd'hui les territoires du Nord, tenus par les mutins et
pourrait, effectivement, servir de base à une offensive des rebelles sur
Abidjan.
Courrier International
---------------------------------------
http://www.xulucity.com : 1er portail panafricain 100% interactif
-->> Actualité Africaine - Courriel gratuit - Annonces - Débats <<--
|