Je vous écris, Monsieur Chirac…
(MFI) Dans son dernier livre, Aminata Traoré (1) s’adresse au Président des
Français pour dénoncer une politique française en Afrique qu’elle rend
responsable des crises
vécues par le continent, sous l’égide de l’« ordre
cynique » de la mondialisation.
Il n’est pas sûr que Jacques Chirac ait le goût de lire cette « Lettre au
Président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général
». Il y trouverait une analyse et
des commentaires acerbes sur la politique
de la France en Afrique. Connue pour sa passion et la vigueur de ses prises de
position, l’ancienne ministre de la Culture et du
Tourisme du Mali, devenue
une figure de l’altermondialisme, n’use pas de détours dans un propos qui est
une dénonciation en règle, menée au pas de charge, de la
responsabilité
française dans les crises en Afrique.
Le « non » de l’Afrique
Actualité oblige, l’auteur s’empare du débat né en France autour du
référendum sur la constitution européenne pour dire « Non »… Si l’Afrique était
consultée sur « la nature et les
desseins de l’Europe », elle devrait se
prononcer au référendum pour le « non », une manière d’affirmer son autonomie et
son refus des ingérences, pour enfin « vivre debout ».
Là est le plaidoyer
principal du livre, qui appelle à une « libération économique, politique et
culturelle » de l’Afrique, prise en otage par la « mondialisation libérale », et
par la
politique ambiguë des grandes puissances, la France en premier
lieu.
L’auteur salue à plusieurs reprises les prises de position de Jacques
Chirac en faveur des pays pauvres et de l’Afrique, et ses dénonciations d’une
mondialisation inique, que ce
soit au Sommet de la Terre de Johannesburg, ou
au récent sommet de Davos. Mais cette reconnaissance vise surtout pour Aminata
Traoré à mettre la France face à ses
contradictions, notamment en matière de
coopération : « si l’aide ne parvient pas à juguler la pauvreté, c’est
précisément parce qu’elle sert des réformes économiques
destructrices du
tissu social et des écosystèmes. » Elle dénonce ainsi avec vigueur l’ordre de «
l’économie libérale, prétendument ouverte, et le système politique dit
démocratique qui l’accompagne », servis par des élites africaines «
formatées », complices de stratégies qui, après la guerre froide et le sommet de
la Baule, « ont fait monter
nos pays à bord d’engins électoraux détraqués.
»
Mais les Africains peuvent-ils dire « non » ? Le livre tendrait à
prouver le contraire, qui tout en allant à contre-courant des tendances
actuelles, reformule sans ambiguïté le vieux
reproche des intellectuels
africains sur la dépendance du continent et la responsabilité des puissances
extérieures dans ses crises : « N’en déplaise aux négationnistes de la
mémoire noire, la situation actuelle de l’Afrique… est inintelligible en
dehors de la violence politique, militaire et symbolique » exercée contre elle
par les nations occidentales
dans l’histoire. Toutefois l’accusation est ici
revue à la lumière du phénomène de la mondialisation : « Je me refuse, Monsieur
le Président, à dissocier la crise ivoirienne de celle
du Togo, et toutes
les deux de la marche forcée de l’humanité vers un monde régi par le profit
».
Aminata Traoré s’efforce de mettre au jour les racines de la crise
ivoirienne. Elle rappelle, après bien d’autres, l’extraversion d’un pays devenu
l’un des modèles de l’économie
africaine de « plantation ». La colonisation
a initié le système, Félix Houphouët-Boigny l’a reproduit et renforcé, en nouant
un pacte d’alliance avec l’ancien colonisateur. C’est ce
système qui a
entraîné des migrations massives de populations, comme le signalait autrefois
l’économiste tiers-mondiste Samir Amin, système dont la régression dès la
décennie 1980 serait à la base des violents antagonismes sociaux surgis ces
dernières années. L’ivoirité, fruit ultime de la mondialisation capitalistique ?
C’est en effet la
perception d’Aminata Traoré, qui laisse alors entendre que
les Jeunes Patriotes ivoiriens, lorsqu’ils s’en prennent à la communauté
française en novembre 2004, ne font au juste
que symboliser la nouvelle
révolte des peuples africains !
Pour expliquer comment on en est venu à un tel paroxysme de la crise
ivoirienne, l’auteur semble ici suivre la thèse d’une « punition » de la France
à l’encontre d’un leader,
Laurent Gbagbo, qui n’entendait pas perpétuer les
vieilles allégeances économiques. L’intervention militaire des Français et la
conclusion des accords de Marcoussis sont vues
à travers cette grille de
lecture plutôt simplificatrice : « En admettant que l’ancienne puissance
coloniale n’ait pas armé la rébellion, force est de constater à partir de ces
accords
qu’elle a légitimé une rébellion née d’un coup d’Etat manqué ». Tout
ceci se fonde sur un postulat, que l’on sait aujourd’hui contesté (notamment par
les intéressés) : les Français
ont besoin de la Côte d’Ivoire, où leurs
intérêts restent immenses.
L’essayiste retrouve des accents plus convaincants lorsqu’elle évoque les
angoisses de la jeunesse, « sans repères ni perspectives d’avenir », obsédée par
le départ vers
l’Occident, et que l’on entend fêter bruyamment à Bamako
l’obtention par un des siens du visa tant espéré. On rappellera alors que le
prochain sommet Afrique-France se tient à
Bamako en décembre prochain, et
que le thème retenu pour cette édition est celui de… la jeunesse. En préconisant
une « rupture » avec la « conception de la politique africaine
(de la
France) fondée sur le profit et le mépris », Aminata Traoré n’espère sans doute
pas être écoutée des puissants de ce monde. Son livre est un livre de combat,
dût-elle
passer pour affirmer ses convictions par des raccourcis hasardeux,
dont certains risquent de scandaliser. Mais là est probablement l’effet
recherché.
(1) Lettre au Président des Français…, éditions Fayard, 2005.
Les autres
livres d’Aminata Traoré : L’étau, ed. Actes Sud, 1999 ; Le viol de l’imaginaire,
ed Fayard/Actes Sud, 2002.
Thierry Perret