Des morts. Encore des morts. Une fois de plus, des
morts. Des morts absurdes, injustifiées. Du sang versé
pour rien. Un carnage annoncé, une déflagration
organisée. Des mares de sang une fois de plus
souillent le sol d?Abidjan. Une fois de trop. Pour
rien.
Qu?il nous soit permis, qu?il soit permis à ceux à qui
il reste encore quelques bribes d?humanité, de nous
incliner devant ces morts et d?affirmer qu?ils sont
morts gratuitement. «Cadeau», comme on dit en français
d?Abidjan.
Quel sens donner à ce brusque retour en arrière, à ces
batailles rangées entre forces de l?ordre et
«manifestants», à ces tueries croisées, à cet étalage
de barbarie ? La réalité d?aujourd?hui est tellement
étrange, tellement surprenante qu?il est difficile de
ne pas renoncer au moindre effort d?interprétation,
pour assister, impassible, à un déchaînement
irrationnel de sang, de larmes et de fureur. Mais il
faut tout de même tenter de comprendre.
D?ores et déjà, sur les cadavres fumants de tous ceux
qui ont perdu la vie hier, le «club des sept», les
mouvements et partis signataires de Linas-Marcoussis
qui ont choisi d?aller à la confrontation ouverte avec
le pouvoir et l?armée, est en train de rédiger sa
glorieuse épopée. Comme des poupées sanglantes, comme
des trophées de guerre, les dizaines de morts tombés
sous les balles des forces de l?ordre sont déjà
brandis, comme des «martyrs» d?une indécidable cause
«marcoussiste», comme la preuve de la «dictature» et
du «fascisme» du «pouvoir FPI», comme la manifestation
de la noblesse de la cause défendue par les mouvements
engagés dans l?inutile épreuve de force qui continuera
encore sans doute aujourd?hui. Avant qu?ils ne
s?asseyent sur leurs morts pour faire monter les
enchères, avant que ces cadavres n?entrent dans un
discours et une stratégie encore plus dispendieuse en
sang dont l?objectif est l?accession au pouvoir par
tous les moyens, posons-nous une question. Ce carnage
pouvait-il être évité ?
Nous pensons que oui. Dès avant-hier, il était évident
que la «marche des marcoussistes» dégénérerait. Et
c?est jouer avec les mots et les concepts, c?est
instrumentaliser les droits de l?homme que de se
retrancher derrière des arguties comme la liberté de
manifester «pacifiquement». Si la communauté
internationale (ONU, CEDEAO) et la société civile
(mouvements de femmes, ONG, évêques de Côte d?Ivoire)
ont tenté par tous les moyens de convaincre les
organisateurs de cette marche d?y surseoir, c?est
parce qu?il était évident pour tous que les choses se
passeraient comme elles se sont passées (ou pire !).
Les informations dont disposait le ministre de la
Défense, partagées avec l?ensemble du gouvernement,
sur les dangers d?infiltration de la marche, et les
rumeurs de coup de force obligeaient les autorités
ivoiriennes à une attitude de prudence. Aucun pouvoir
responsable n?aurait autorisé cette marche, à moins de
vouloir se faire hara-kiri ou de s?exposer, en cas de
débordements, au courroux légitime des populations
assoiffées de sécurité, après près de deux ans de
conflit armé. Tout connaisseur des réalités
sociologiques ivoiriennes de l?heure savait que ça
«pèterait». Ça n?a pas manqué !
Pourquoi se sentaient-ils obligés de marcher ? Pour
démontrer leur poids politique ? Les votes, à
l?Assemblée nationale et aux référendums prévus, qui
allaient devenir inéluctables avec l?arrivée des
Casques bleus, auraient départagé les différents camps
d?une manière plus civilisée et? claire. Comment
peut-on vouloir prouver sa majorité et refuser l?idée
du référendum ? La rue n?est pas un instrument clair
de détermination des poids politiques, surtout dans un
pays où de nombreux habitants, parce que
non-nationaux, ne votent pas. Montrer, dans la rue, le
poids politique des «marcoussistes» n?aurait rien
changé avant l?arrivée des Casques bleus, si l?on s?en
tient à la logique politique pure.
Quel point contenu dans le mémorandum des forces
politiques ne pouvait pas être réglé par le dialogue
et les pressions internationales, si tant est que ce
mémorandum était pertinent ? Au moment où la
quasi-totalité des lois Marcoussis sont sur la table
des députés, à qui veut-on faire croire que ces
Accords sont dans une telle phase de blocage qu?il
faut soulever la rue pour les imposer ?
La vérité est que, dès sa conception, la «marche des
marcoussistes» devait précipiter l?explosion générale
(et la tournure des affrontements, où la réplique
armée est telle que des forces de l?ordre sont
sauvagement tuées, le montre bien). Tout le scénario
orchestré par les hommes politiques qui ont pris la
tête de cette incertaine croisade, toute la mise en
scène et la montée de tension psychologique organisée
par la presse d?opposition, le long silence coupable
des autorités françaises (promptes à houspiller le
président Gbagbo à tout propos) trahissait une
implacable dynamique insurrectionnelle. Les raisons
avancées par le Parti démocratique de Côte d?Ivoire
(PDCI) pour quitter le gouvernement ne pèsent pas
lourd, les justifications de la marche encore moins.
Il fallait remettre en cause le processus de paix.
Cela a été fait. La seule stratégie logique qu?on peut
déceler dans tout ce magma, c?est qu?il fallait un
choc assez fort pour remettre en question l?arrivée
des Casques bleus, l?inéluctable désarmement, et le
retour à une vie politique démocratique pacifiée.
La vérité, c?est que les «marcoussistes», et
spécifiquement le RDR et les Forces nouvelles, se
sentent comme piégés par un édifice institutionnel
beaucoup plus difficile à changer qu?il n?y paraissait
au départ, et commencent à se rendre compte qu?ils
sont tout simplement politiquement minoritaires. Les
désordres récents expriment une fuite en avant d?un
bloc hétéroclite dont le seul point commun est de
redouter le désarmement et les élections. Le désordre
et le putsch étaient la seule issue de ce bloc le 19
septembre 2002. Ces mêmes ingrédients sont les seuls
qui peuvent le sortir d?affaire fin mars 2004.
Reste que ce jeu de cynisme, où la vie et la mort sont
des armes de guerre et de chantage, risque de devenir
bientôt insupportable à la conscience nationale
ivoirienne. La vie n?est pas un rêve, l?enfer est sous
nos pieds.
Théophile Kouamouo
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Oh well!
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