La Côte d'Ivoire connaît actuellement une tentative de coup d'Etat qui a déjà
fait de nombreux morts. La situation se dégrade et se complexifie de jour en
jour. Certains évoquent le spectre du Rwanda !
Depuis plus de deux ans, l'ONG "Prévention génocides" tente d'attirer
l'attention tant des citoyens ivoiriens que des décideurs occidentaux sur les
risques que font peser sur la Côte d'Ivoire les discours identitaires,
ethnicistes et xénophobes qui s'y développent depuis une dizaine d'années sur
fond de crise économique. Un film a notamment été réalisé : "Côte d'Ivoire,
poudrière identitaire".
Cette démarche a paradoxalement connu plus d'échos en Côte d'Ivoire que dans
nos pays. Le film a été diffusé par la télévision ivoirienne en août 2001 et
il a impulsé un débat dans la presse.
Une démarche d'analyse originale
Notre intervention commence en octobre 2000. Une équipe de sociologues de
notre ONG est envoyée sur place. Un travail de terrain a été conduit : des
centaines d'entretiens approfondis sont menés à divers niveaux de la société
et dispersés géographiquement. Une analyse des récits médiatiques, des
témoignages, des images véhiculées par les uns et les autres nous ont amené
au printemps 2001 à un diagnostic clair : la société ivoirienne est minée par
plusieurs crises :
Une crise des élites politiques : un combat des chefs entre quatre leaders (
Bédié, Guéi, Ouattara et Gbagbo ) a rythmé la vie politique du pays depuis 10
ans et a souvent conduit à de petits calculs tactiques visant la préservation
ou la conquête du pouvoir plutôt qu'à la détermination de grandes
orientations de développement. La corruption a aussi rongé les fondements
d'un Etat de Droit.
Une crise des finances de l'Etat ivoirien due notamment à la chute des cours
des matières premières, dont le cacao et à l'arrêt de certaines aides
internationales après le constat de détournements massifs de subventions du
Fonds Européen de Développement dans le secteur de la santé.
Une profonde crise identitaire.
Depuis près de 10 ans le concept "d'ivoirité" a été fabriqué de toute pièce
par des décideurs politiques en quête de légitimité.
Une idéologie et une propagande menées par le pouvoir ont petit à petit créé,
au niveau des imaginaires sociaux, deux blocs identitaires : les "ivoiriens à
100%", "de souche" et d'origine "multiséculaire" et les ivoiriens "douteux"
dont la figure est d'abord Alassane Ouattara, opposant, dirigeant du RDR,
(ancien premier ministre d'Houphoët Boigny). Il fut privé d'élections
pour "ivoirité douteuse". A partir de lui, c'est toute sa communauté qui est
visée. Et, au delà de sa communauté, l'amalgame est fait entre les
ivoiriens "douteux" et les étrangers. Une équation est habilement
construite : Ouattara = militants RDR = gens du nord = musulmans = Dioulas =
étrangers. Dans les représentations, le clivage : "eux et nous" s'installe
durablement. Ces images n'ont rien de naturel, ce sont des constructions
sociales. En Côte d'Ivoire, il y a le désir de montrer qu'une partie des
habitants de ce pays n'appartient pas à la même communauté politique. C'est
le primat de la naissance, du village et du sang qui comptent. C'est une
logique aristocratique très éloignée des valeurs de la citoyenneté. Il s'agit
d'une politisation de l'identitaire pour conquérir ou se maintenir au
pouvoir. C'est une idéologie dont un des fondements est la définition de la
pureté identitaire liée aux origines. C'est d'ailleurs un paradoxe que dans
ces sociétés particulièrement métissées, apparaît le phantasme d'un repli sur
soi fondé sur le sang, sur une représentation du passé commun auquel certains
appartiendraient et, irréductiblement, pas d'autres. C'est ainsi qu'on dit,
par exemple, d'un ivoirien naturalisé et vivant dans ce pays depuis plusieurs
générations : " ce n'est pas parce qu'il a ses papiers qu'il est ivoirien".
Et ainsi, on naturalise la culture. Celle-ci devient, comme dit le sociologue
Michel Wieviorka, une sorte d'attribut "génétique" que l'on acquiert à la
naissance et qu'on ne peut acquérir autrement. C'est l'idée de "l'essence".
C'est pourquoi, en Côte d'Ivoire, certains se disent "ivoiriens à 100%,
d'origine multiséculaire". C'est ainsi qu'on racialise et qu'on ethnicise
profondément la vie collective. Et que peuvent se profiler d'abord des
pratiques d'apartheid, puis d'exode et enfin d'épuration.
Un second volet de cette idéologie et de cette propagande est la
victimisation des "vrais ivoiriens". Ils seraient victimes du RDR, des
Dioulas, des étrangers, de la presse internationale, etc. Les stéréotypes
sont durablement fixés dans les esprits et vont alimenter les rancoeurs. Ces
marquages sociaux sont puissants.
La propagande a alimenté la peur et la haine de "l'autre" perçu comme impur
et menaçant. Les humiliations, les exactions et les exclusions sont
quotidiennes. Elles constituent de véritables bombes à retardement, et un
rien peut les faire exploser.
Le virus des origines et la poudrière
La Côte d'Ivoire nous est apparue comme une véritable poudrière. La plupart
des éléments qui ont précédé des déflagrations comme les nettoyages ethniques
en Bosnie et au Kosovo ou le génocide rwandais s'y trouvaient. C'est ce que
nous appelons des "invariants". Et au premier titre de ceux-ci le constat que
la politique a profondément instrumentalisé l'identitaire et l'ethnique.
Bien que nous ne soyons pas déterministes, mais au contraire, convaincus que,
comme l'écrivait Gilles Deleuze, l'Histoire connaît des bifurcations, nous
pensions que même s' il n' y avait qu'une probabilité sur cent que le drame
s'y produise, il fallait tout faire pour l'éviter.
Forts de cette analyse sociologique, et malgré les actions d'intimidation de
certains groupes ivoiriens, nous avons tenté diverses démarches de prévention
et d'alerte. Nous avons notamment plaidé pour une augmentation substantielle
de l'aide apportée à la Côte d'Ivoire ( on a souvent évoqué publiquement un
plan Marschall pour la Côte d'Ivoire ). Selon nous, cette aide devrait être
assortie de nouvelles conditions "socio-culturelles". Par exemple : le
jugement des responsables des crimes ethnico-politiques, dont les auteurs du
charnier de Yopougon, car l'impunité alimente toujours la spirale des désirs
de vengeance, la condamnation du concept d'ivoirité, la promotion de la
multiculturalité, le développement d'une politique d'intégration, etc.).
Complémentairement aux critères de bonne gouvernance ou de démocratie
formelle, la prise en compte de ces nouvelles dimensions sociétales auraient
permis, selon nous, d'essayer d'inverser les logiques de haine, de repli
identitaire et de rejet de l'autre.
La prévention, mission impossible ?
Mais, ce faisant, nous avons été confrontés aux difficultés d'un travail de
prévention et de sensibilisation des décideurs occidentaux.
Ceux-ci sont confrontés aux questions suivantes :
Comment agir alors qu'il ne s'est (presque) encore rien passé ?
Le régime de Laurent Gbagbo ayant lancé diverses initiatives de
réconciliation, dont un Forum qui s'est tenu en automne 2001, comment ne pas
se laisser convaincre que la Côte d'Ivoire prenait le chemin de
l'apaisement , car tel est bien le discours des leaders d'opinion ivoiriens
Nourris par notre analyse sociologique des imaginaires sociaux présents dans
cette société ( l'image de soi et des autres, le rapport au monde, au temps
et à l'espace ), nous ne pouvions nous départir du sentiment que les
conditions d'une réconciliation durable n'étaient pas ( encore ) réunies. Et,
que sans elles, la réconciliation se réduirait à un arrangement au sommet,
qui ne pouvait que porter en germe les ferments des conflits futurs. Comme le
note Claudine Vidal ( CNRS, spécialiste de la Côte d'Ivoire ) "l'action
politique des principaux leaders est toute entière orientée sur l'échéance
présidentielle de 2005, sans que soient traités au fond les conflits qui
divisent la société" ( Le Monde, 27 septembre 2002).
La cécité des bailleurs de fonds occidentaux
En réalité, les bailleurs de fonds se sont contentés de conditionner la
reprise des aides, notamment celles de l?Union Européenne, à des
restructurations économiques ( des privatisations ) et à la réalisation de
réformes politiques formelles.
C?était avoir la mémoire courte.
Collette Braeckman, journaliste au " Soir " de Bruxelles et spécialiste
mondialement reconnue de l?Afrique, rappelait dans son intervention à la fin
du film " Côte d?Ivoire, poudrière identitaire ", qu?au Rwanda, les accords
d?Arusha, eux aussi salués par les chancelleries occidentales comme une étape
décisive vers la réconciliation nationale, n?avaient précédé que de quelques
mois le début du génocide.
La question de fond est donc celle de la connaissance de la réalité d'une
société, de sa dynamique pour en déduire le rôle que l'aide internationale
peut y jouer.
La démarche sociologique vise à comprendre les rationalités des actions
individuelles ou collectives.
Elle analyse pour cela les représentations, croyances, valeurs, discours
sociaux qui déterminent le comportement social des acteurs en fonction des
résultats qu'ils en attendent.
Pour le sociologue, les entités collectives abstraites comme l'Etat, la
nation, la loi, l'école n'ont pas d'existence autonome par elles-mêmes mais
ne peuvent être comprises qu'à travers les représentations qu'en ont les
acteurs, là où ces abstractions sont les objets même de la démarche du
juriste ou du diplomate.
Un baril de poudre et des pyromanes
Aujourd'hui, quelle que soit l'étincelle qui a allumé le brasier, les risques
que nous pointions hier sont très malheureusement occupés à prendre corps.
L'écoute des discours actuels des responsables politiques et la lecture de la
presse font conclure que le fragile processus de réconciliation est bien
mort. Plus que jamais, on fabrique la peur et la haine de l'autre. Les vieux
stéréotypes dominent à nouveau. Tout est à recommencer. Si le pire peut être
évité !
Que faire ?
En tant qu'administrateurs et responsables de l'ONG "Prévention génocides" :
Nous exhortons sollennellement et fermement tous les acteurs ivoiriens (
politiques, médiatiques, sociaux) à s'abstenir, de manière volontariste, de
tout propos qui pourraient accentuer l' ethnicisation du conflit. Celle-ci
procède souvent par des discours indirects mais ravageurs.
Par exemple,
-Lorsqu'Alassane Ouattara rapporte que " les gendarmes qui sont venus
m'assassiner parlaient la langue bété", ce discours peut être reçu comme une
suspicion jetée sur l'ensemble de l'ethnie de son rival, le président Gbagbo.
-Et lorsque ce dernier intervient à la télévision appelant au "nettoyage des
quartiers" et que la presse de son parti cite explicitement le Burkina Faso
comme le pays envahisseur de la Côte d'Ivoire, cela peut apparaître comme un
encouragement à l'épuration des burkinabés vivant dans ce pays.
Ils sont près de 3 millions sur un total de 16 millions d'habitants ! Passant
de cette parole aux actes, la gendarmerie est allée brûler plusieurs
quartiers précaires d'Abidjan où vivent en majorité des étrangers.
Toute indexation d'une pratique individuelle peut dans ce contexte conduire à
un amalgame : c'est tout le groupe qui est d'emblée désigné à la vindicte
populaire, sinon aux massacres.
Quant à la presse ivoirienne la plus xénophobe elle souffle avec force sur
l?incendie, accusant pêle-mêle les médias occidentaux, les pays africains
voisins, les partis d?opposition, les étrangers présents sur le sol ivoirien,
de vouloir détruire le pays sans motif. Ils mettent ainsi en place toutes les
conditions nécessaires à une conflagration de taille.
Nous demandons à la communauté internationale de concevoir très rapidement un
plan intégré de soutien à la Côte d'Ivoire pour créer les conditions d'une
réconciliation durable.
Nous réitérons notre demande qu'aux critères de bonne gouvernance et de
démocratie formelle soient assorties des conditions de type "socio-culturel"
adaptées au contexte ivoirien.
Sans cette intervention, le scénario du pire est à craindre.
Si les appels à la haine xénophobe et ethnique ne cessent pas, si au
contraire, la politique continue d'instrumentaliser l'ethnique, ce qui risque
d'arriver, c'est :
- l'émigration massive d?une part appréciable des 3 millions de Burkinabés
vivant en Côte d?Ivoire vers leur pays d?origine.
Pour le Burkina Faso, pays parmi les plus pauvres du monde, il s?agirait
d?une catastrophe ingérable vu son incapacité d?accueillir et encore moins de
nourrir un tel afflux de réfugiés, il verrait de plus disparaître la
ressource essentielle à son fragile équilibre économique que constituent les
transferts financiers de ses citoyens travaillant en Côte d?Ivoire.
L?économie de la Côte d?Ivoire serait probablement très affectée par la
disparition brutale d?une telle quantité de travailleurs essentiels à la
survie de pans entiers et vitaux de son économie.
- quant aux conséquences proprement ivoiro-ivoiriennes, elles seraient
proprement effrayantes : les discours ethnicistes virulents, les rancoeurs
accumulées, la recherche de boucs émissaires dans un contexte économique et
social catastrophique mènerait droit à la guerre civile.
Et contrairement à ce que l?on entend parfois prophétiser il ne s?agirait pas
d?une " simple " guerre de sécession entre le Nord et le Sud.
En effet, les diverses religions et ethnies de Côte d'Ivoire sont présentes
dans chaque ville, chaque village, chaque quartier ou chaque cours du pays,
aussi intriquées que ne l?étaient Hutu et Tutsi au Rwanda.
Une guerre civile en Côte d?Ivoire se traduirait plutôt par des milliers de
pogroms localisés et, si sécession il y avait, ce ne serait qu?au prix de
déplacements forcés et massifs de population comme en ont connus l?Inde et le
Pakistan en 1948.
La déliquescence de l?Etat et le règne de la force qui s?en suivraient ne
pourraient qu?amener la Côte d?Ivoire à une situation du type Sierra-Leonaise
ou Liberienne, avec tous les effets prévisibles sur la stabilité de la sous-
région, dont la Côte d'Ivoire est le poumon économique ( 40% du PIB de
l'UEMOA ).
Bruxelles, le 3 octobre 2002
Jean CORNIL, sénateur (PS), ancien directeur du centre pour l'égalité des
chances et la lutte contre le racisme;
Georges DALLEMAGNE, sénateur (CDH), ancien directeur de MSF-Belgique, ancien
directeur général de Handicap International Belgique;
Josy DUBIE, sénateur (ECOLO), ancien grand reporter à la RTBF
Guy HAARSCHER, professeur à l'Université Libre de Bruxelles
Pierre MERTENS, écrivain;
Joëlle LIBERMAN, sociologue;
Michel MOLITOR, vice-recteur de l'Université Catholique de Louvain
Jacky MORAEL, sénateur (ECOLO), ministre d'Etat;
Alex PARISEL, ancien directeur général de MSF-BELGIQUE;
Alexandre PYCKE, sociologue;
Benoît SCHEUER, sociologue;
Greg STANTON, fondateur de la campagne internationale contre les génocides;
Marie STENBOCK-FERMOR, philosophe;
Dominique TREMBLOY, sociologue.
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