La Françafrique perd un pion, l?Afrique de l?Ouest
retient son souffle
Le Courrier d'Abidjan - 2/6/2005 9:01:38 PM
Analyse ? Un des fidèles alliés de la France en
Afrique de l?Ouest disparaît. Il a créé les conditions
du chaos dans son pays. Les inquiétudes actuelles
confirment le danger que représente le refus de la
démocratie et des voies constitutionnelles, en même
temps qu?elles marquent l?épuisement des stratégies de
domination de Paris dans son pré carré.
Par Théophile Kouamouo
L?homme au «totem-caïman» (immortalisé dans une satire
féroce de l?écrivain Ahmadou Kourouma, dans En
attendant le vote des bêtes sauvages), le doyen des
présidents africains, le «sage» de l?Afrique de
l?Ouest? n?est plus. «L?indomptable/le redoutable/le
lion est mort ce soir», pourrait-on chanter dans les
rues de Lomé, de Kpalimé, d?Atakpamé ou de Pya (son
village, situé au nord du Togo). En effet, avec
Eyadéma, ce sont 38 années de glaciation politique qui
s?évanouissent, ce sont des certitudes, prises avec
l?habitude, qui disparaissent, c?est un monde qui
s?éteint et qui ne reviendra jamais. La mort de
Gnassingbé Eyadéma est, outre un drame pour sa famille
et un cataclysme politique pour son pays, une «matière
première» riche de leçons pour le Togo, l?Afrique et
la France.
La persévérance dans l?erreur.
Existe-t-il une fatalité, inhérente à leur nature,
poussant les régimes africains «historiques» à
organiser, de façon consciente ou non, le désordre
après la mort du «baobab», du «Grand Timonier», du
«bâtisseur infatigable de la Nation» ? En tout cas, la
règle «après moi, le chaos» se vérifiera une fois de
plus en terre africaine. Et, les Ivoiriens ont sans
doute déjà l?impression de revivre, dans un autre
pays, le début de la crise amorcée début décembre
1993, après l?annonce officielle de la mort de Félix
Houphouët-Boigny, qui a déclenché une féroce guerre de
succession doublée d?un combat pour la démocratisation
d?un système ayant refusé de s?ouvrir de manière
forcenée. Il est vrai que Gnassingbé Eyadéma se disait
disciple d?Houphouët? Il a donc aujourd?hui son
«Bédié», le président de l?Assemblée nationale,
Natchaba Ouattara, successeur constitutionnel bloqué à
l?extérieur du pays ; son «ADO», Faure Gnassingbé,
issu de ses entrailles, qui a choisi la voie du coup
d?Etat constitutionnel pour s?imposer ? avec plus de
bonheur que son prédécesseur ivoirien en 1993 ? ; et
ses «Gbagbo» - Gilchrist Olympio, Yawovi Agboyibor et
autres, attendant leur heure dans l?antichambre des
frustrations historiques. Le décor est planté, le
massacre peut (hélas) commencer, d?autant plus qu?à la
différence de la Côte d?Ivoire d?Houphouët, l?armée
est ultra-ethnicisée, entre les mains des Kabyès du
nord qui, en portant le fils d?Eyadéma à la tête du
pays, lutte pour la «survie du clan» en dehors de
toute règle démocratique et dans la crainte du
«revanchisme» des élites sudistes? La mort d?Eyadéma
et la crainte qui étreint aujourd?hui ses compatriotes
donnent l?occasion à l?Afrique de se rendre compte,
une fois de plus, de la supériorité du modèle
démocratique sur tous les autres. Et il est assez
illustratif que l?Union africaine, par la voix d?Alpha
Oumar Konaré, demande le respect des règles
constitutionnelles, qui sont évidemment les seules
balises pour la paix au Togo. L?on est toutefois
stupéfait de cette virevolte d?un homme qui considère
qu?en Côte d?Ivoire, il faut (pour la paix) des
réponses politiques, c?est-à-dire
extraconstitutionnelles et antidémocratiques ? qui
sont pourtant la meilleure manière de fonder un chaos
durable, comme on s?en rendra compte au Togo. Le pire
reste tout de même qu?il est absolument certain que le
«cas togolais» ne servira pas de leçon à Omar Bongo au
Gabon, à Paul Biya au Cameroun ou à Lansana Conté en
Guinée. Après moi, le chaos? Pauvre Afrique !
La Françafrique tremble sur ses fondements.
Ce décès nous montre une fois de plus la vanité et
l?incurie de la politique des hommes forts devant
leurs peuples et faibles devant Paris, menée avec
constance par les présidents français qui se sont
succédés depuis Charles De Gaulle. Une politique
suicidaire non seulement pour les pays concernés, mais
pour la «politique de puissance» française d?autant
plus attachée à ses «momies africaines» que sa
stratégie, incapable de se renouveler, consiste
uniquement à maintenir ses «obligés» au pouvoir,
envers et contre tout ? surtout contre la démocratie !
Gnassingbé Eyadéma est le symbole du dictateur
françafricain. Il est sorti de l?ombre en 1963, lors
du premier coup d?Etat organisé par la France, en
tuant Sylvanus Olympio, premier président du Togo et
diplômé de la London School of Economics
(Grande-Bretagne), trop indépendant, trop «british»,
trop intelligent. Malgré quelques brouilles toujours
réglées, il a gouverné avec l?aide de Paris, maté son
peuple avec l?aval de la France de gauche ou de
droite, «dompté» une Union européenne réticente grâce
à l?appui de ses «maîtres» ? le dernier coup de pouce
ayant été obtenu après son soutien inconditionnel à
Paris pendant sa dernière expédition punitive en Côte
d?Ivoire, en novembre 2004?
Que faire maintenant ? Au Togo, Jacques Chirac devra
se montrer capable d?imaginer une nouvelle politique
africaine, basée sur des principes et motivée par des
jeux d?intérêts bien compris entre Etats et non entre
coteries. Il n?est pas sûr qu?il y réussisse, vu le
résultat catastrophique de ses improvisations
ivoiriennes, nostalgiques d?un temps à jamais révolu
et incapables de lire le présent et d?entrevoir
l?avenir ! Il est également contraint à une réflexion
géostratégique profonde. Après la disparition d?un
«baobab» et l?ouverture d?un front d?incertitudes,
va-t-il enfin encourager le retour à la stabilité en
Côte d?Ivoire ? qu?il combat fermement ?, s?ouvrir au
nouveau leadership africain représenté par Laurent
Gbagbo ou alors remettre le destin du pays d?Eyadéma
entre les mains de Blaise Compaoré, son ami et «frère»
burkinabé fragilisé par de nombreux scandales et qui
héberge déjà quelques centaines de rebelles togolais
en puissance ?
Et la Côte d?Ivoire, dans tout ça ?
La Côte d?Ivoire républicaine doit-elle frémir de la
disparition du président Gnassingbé Eyadéma ? Pas
vraiment. S?il est vrai qu?il a d?abord eu une
neutralité bienveillante envers le président Gbagbo
(essentiellement en raison de leur haine commune pour
Blaise Compaoré, le grand déstabilisateur de l?Afrique
de l?Ouest), il a par la suite été convaincu par la
France du besoin «d?en finir». C?est ainsi que Lomé,
ces derniers mois, était devenue la plaque tournante
des trafics divers de la rébellion (à vrai dire, même
pendant «l?idylle» ivoiro-togolaise, des jeux
d?intérêts mêlant banques, sociétés de transit et
réseaux politiques ont toujours existé avec les
maîtres de Bouaké). Plus cyniquement, l?on peut
espérer qu?avec un peu de bon sens et pour ne pas
avoir beaucoup de conflits à la fois, la communauté
internationale, à commencer par la CEDEAO et l?Union
africaine, mettra fin à tous ses atermoiements et
encouragera le seul schéma qui peut empêcher dès à
présent une circulation massive d?armes vers le Togo :
le désarmement de la rébellion ivoirienne, le
démantèlement de la «zone grise» et de non droit dont
le potentiel de nuisance va jusqu?en Mauritanie, à la
lisière de l?Afrique du Nord.
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"A Black Belt is a White Belt who never quit"
Aikido.
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