Ya Ahou Suzanne (mère du patriote décapité par l?armée
française) : ?La mort de mon fils ne sera pas vaine?
Notre Voie : Votre fils, Coulibaly Kouassi Jean-Louis
, a été tué par l?armée française le mardi 9 novembre
dernier devant l?Hôtel Ivoire. Comment avez-vous
appris la triste nouvelle ?
Ya Ahou Suzanne : J?ai passé la nuit de lundi à mardi
en famille. A mon retour le matin chez moi à Abobo
Kennedy, mon fils était déjà parti devant l?Hôtel
Ivoire pour rejoindre ses camarades patriotes qui
formaient là un bouclier humain devant l?armée des
Blancs. Je n?y ai pas trouvé d?inconvénient, étant
donné qu?il a toujours répondu présent quand sa patrie
l?appelle. D?ailleurs, la nuit du samedi 6 au dimanche
7 novembre, il était au front et s?est reposé le lundi
parce qu?il avait eu les pieds enflés. Le mardi soir 9
novembre il n?était donc pas rentré et je ne craignais
rien jusqu?à une émission sur La Première animée par
Geneviève Wanné. On diffusait les images de certains
patriotes tués au front par l?armée française. Tout à
coup je vois parmi les cadavres, mon fils. J?ai reçu
un choc violent, j?ai crié en baoulé : ?Je suis
morte?. J?ai demandé à ma petite s?ur si ce n?est pas
le corps de Jean-Louis que je viens de voir. Elle ne
m?a pas cru.
N.V. : Qu?avez-vous fait après ?
YAS : Je suis sortie de la maison et je me suis mise à
chercher ses camarades de quartier afin d?avoir le
c?ur net. Personne n?a eu le courage de m?annoncer la
mort de mon fils unique.
Jusqu?à 23 h, ils ne faisaient que me promener d?un
endroit à un autre. L?un d?eux m?a même informé qu?il
était en train de vendre des cigarettes devant
l?Ivoire et qu?il reviendrait le samedi.
N.V. : Vous a-t-il convaincu?
YAS : Cela m?a un peu rassurée et je suis rentrée
dormir. La nuit, j?ai fait un cauchemar. Ma petite
s?ur semblait me dire que Jean-Louis a été
effectivement tué. Il était 3 heures du matin et je me
suis relancée à sa recherche. J?implorais l?esprit de
ma mère afin qu?il me guide. J?ai marché, accompagnée
de ma cousine, d?Abobo à Cocody. Je pleurais. Devant
la RTI, j?ai trouvé une foule compacte. Je me suis
approchée d?un policier afin qu?il m?aide à accéder à
un podium installé là.
NV : Dans quel but ?
Y.A.S : Pour appeler mon fils au micro. J?ai beau
crier ?Jean-Louis?, ?Bura?, la Capi?? (ce petit nom
lui a été attribué par ses copains de quartier en
souvenir à un de ses anciens habits sur lequel était
inscrit le nom de la capitale de Burundi, Bujunbura),
Je n?ai obtenu aucune réponse.
Après la RTI, je me suis rendue devant l?Ivoire et à
la Résidence du chef de l?Etat où étaient également
massés des milliers de jeunes. De là on m?a orientée
vers le CHU de Cocody.
NV : Il était quelle heure ?
YAS : Ce qui est sûr il se faisait jour depuis
longtemps. Au CHU de Cocody donc, je n?ai rien trouvé.
J?étais fatiguée de marcher. Je n?en pouvais plus. je
suis donc retournée à la maison interroger encore ses
amis. Le lendemain, vendredi, j?ai continué les
recherches avec ma cousine.
NV : Où étiez-vous parties?
YAS : A Ivosep, à Treichville. C?est un monsieur qui
nous a accompagnées à bord de sa voiture. Vers 11h, je
me suis adressée à un des responsables de Ivosep. Je
lui ai tout expliqué. Il m?a fait entrer dans la
morgue pour chercher mon fils parmi tous les cadavres.
Après un long tour, je me suis retrouvée devant un
dernier casier. ?Le Monsieur m?a demandé: tu peux
supporter? Il m?a posé la question plusieurs fois. Il
a tiré un, deux casiers. Au troisième , je suis
tombée. Il m?a soulevée, je suis tombée encore; il m?a
soulevée encore et m?a dit : ?Madame, il faut regarder
!?. J?ai passé ma main sur le corps de mon enfant
d?une épaule jusqu?à la plante du pied (NDRL :
soudain, la mère du patriote décapité par les
militaires français arrête de parler. Elle pleure à
chaudes larmes, notre reporter photo Amandine pleure,
le chauffeur Mathieu pleure. Les parents de Ahou
pleurent). Le Monsieur m?a demandé : ?C?est ton
enfant?? Je lui dit ais: ?Oui ,c?est lui (elle fond
encore en larmes). Après je me suis lavée les mains et
je suis sortie.
Devant le bâtiment, je suis tombée deux fois. On m?a
enfermée par la suite dans un corbillard avec ma
cousine et on nous a raccompagnées à la maison.
NV : Jean-Louis avait l?habitude de participer aux
marches patriotiques?
YAS : Mon fils était de tous les fronts. C?était un
patriote. Le mardi, je ne voulais plus qu?il y
retourne. Il était fatigué et en plus l?armée
française tuait. Mais il m?a dit que le pays n?était
pas encore libéré et qu?il n?était pas question de
jouer au lâche.
NV : Pourquoi n?hésitait-il pas à marcher ?
YAS : Il me répétait que si la lutte abouti, eux les
jeunes de ce pays, auront de l?emploi.
NV : Il était sympathisant de quel parti ?
YAS : Il était sympathisant du FPI. Il ne supportait
pas qu?on parle mal de Gbagbo.
NV : Pourquoi ?
YAS : Il disait que Gbagbo est venu pour sauver la
jeunesse ivoirienne. Il déclarait être séduit par son
programme de gouvernement.
NV : Que faisait-il dans la vie active ?
YAS : Il ne faisait pas grand-chose. Il encadrait des
photos et des tableaux d?art avec ses amis, les
vendait dans certains endroits d?Abidjan. Il s?était
essayé à la menuiserie. Après une blessure aux doigts,
il avait décidé de tout arrêter, de peur qu? une
machine avec laquelle il travaillait ne lui coupe tous
les doigts.
NV : Où vivait-il ?
YAS : Il vivait avec moi. Ici à Abobo Kennedy.
NV : Quel âge ?avait-il
YAS : Il a eu ses 25 ans le 10 septembre passé. Il est
né à la maternité de Yopougon en 1979.
NV : Aujourd?hui, avec la mort de votre fils, quel est
votre sentiment?
YAS : Jacques Chirac a tué mon unique enfant. Comme je
n?aurai pas la possibilité de toucher Jacques Chirac,
ce que je peux lui exiger, c?est de faire rentrer
l?armée française dans son pays. Car tant que les
militaires blancs resteront ici, ils continueront de
tuer d?autres fils uniques comme le mien.
NV : Le combat doit continuer alors ?
YAS : Que les jeunes de Côte d?Ivoire continuent de
lutter. Jusqu?à ce que l?armée française quitte notre
pays. C?est sûr, l?âme de mon enfant les guidera et
les protégera. Mon enfant s?est sacrificé pour tout le
monde, pour le pays. Que Gbagbo que les Blancs
n?aiment pas continue de résister. La mort de mon fils
ne sera pas vaine.
NV : Qui est le père de votre fils ?
YAS : Coulibaly Kouassi Jean-Louis était de père
sénoufo de Dikodougou. Il s?appelle Coulibaly Lancina.
Lui aussi est sans emploi. Moi, je suis originaire de
Bocanda. Je suis ménagère.
Interview réalisée par Schadé Adédé
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"A Black Belt is a White Belt who never quit"
Aikido.
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