Cet hiver je me suis mis en tête de me lancer dans un premier raid longue distance. Un coup d'oeil sur la carte et j'ai jeté mon dévolu sur le Paris-Deauville, parce que les 200 km me semblent abordables pour un week-end vu mon niveau et parce qu'arriver au bord de la mer c'est une jolie destination symbolique. Et puis ça change de mes ballades à travers et autour de Paris.

C'est un parcours apprécié des cyclistes. Et apparemment c'est aussi un classique des temps préhistoriques du roller - un article de Roller en Ligne sur les "Randonneurs Fous" mentionne "six raids entre 1981 et 1986 organisés et encadrés par Marc Petit" accompagné de Pascale Lacaille chaque week-end du 15 Août - certes ils le faisaient en deux jours, mais ils le faisaient en quads... Rien que de penser à troquer mes 4x90 contre des couades pour ce périple j'ai la sensation du gratton sous les minuscules rondelles de kryptonite qui me revient tel le cauchemar d'enfance jamais vraiment oublié... Chapeau à ces précurseurs !

Début Avril j'y pensais de plus en plus et un samedi sur un coup de tête je me suis décidé : je tente le Paris-Deauville en solo le lendemain. J'ai tracé l'itinéraire de base avec des cartes IGN Top 100 au 1:100 000, et je l'ai affiné à coups de calculs d'itinéraires vélo avec ViaMichelin. Je recommande cette solution car mon expérience a prouvé que l'itinéraire ainsi prévu est bien validé sur le terrain. Toutefois j'ai récemment découvert la nouvelle fonction de Google Maps permettant de modifier une route par simple glisser-déplacer de la trace du parcours. Mon parcours Paris-Deauville reconstitué avec Google Maps est très proche de la réalité à la voie verte près, inconnue de Google Maps qui ne semble conçu qu'au seul usage des automobilistes.

J'ai utilisées les cartes IGN Top 100 suivantes :
- N°07 - Le Havre-Rouen
- N°08 - Paris-Rouen
- N°18 - Caen-Alençon

C'était ma première sortie sur route hors de la région Parisienne, ma première épreuve d'endurance de longue durée, la première fois que je tentais vaguement d'utiliser une alimentation adaptée et ma première sortie sur des 4x90 à la place de mes FSK Crossmax habituels - ca faisait beaucoup de premières d'un coup et qui plus est en solo mais le défi était suffisamment excitant pour que je me lance quand même.

Je me lève vers 5H30 et après avoir engloutit un immense bol de céréales de petit déjeuner avec du lait écrémé je décolle - rollers aux pieds, cap à l'ouest à travers les rues désertes ! Il fait encore froid mais avec l'excitation du départ le moral est à fonds et je n'y pense pas - j'avance bien. Le jour se lève pendant que je longe la N13. Juste avant Orgeval une section à à voies séparées sans bande d'arrêt d'urgence m'oblige à marcher de l'autre côté du rail de sécurité dans l'herbe et le sable sur un petit kilomètre - malheureusement l'éviter imposerait un grand détour. Après, la N13 reprend normalement mais j'ai quand même droit à ma première (et en fin de compte dernière) gaufre de la journée à mettre sur le compte des graviers et de la déconcentration après la marche le long de la voie rapide. Une gaufre ça aide bien à se reconcentrer et j'attaque donc gaillardement une bonne montée tranquille vers Les Alluets-Le-Roi et Maule. Je suis content de quitter la N13 et son trafic.

Les départementales sur le plateau sont très agréables et je ne suis apparemment pas le seul à le penser : jusqu'à Evreux je rencontrerai des dizaines de cyclistes. Jumeauville, Arnouville-les-Mantes, Rosay - les villages s'enchaînent et grisé par ma progression je manque la bifurcation vers Longnes via Flacourt. Mon parcours plus au sud est un poil plus long mais néanmoins agréable.

Bréval, Villiers-en-Désoeuvre, Breuilpont... Une difficulté arrive finalement à Merey où la petite route qui monte vers les Vaux de Merey et le Haut Boisset est bien raide et bien inégalement revêtue. Il est 11H30 et je m'offre une bonne une pause aux deux tiers de la pente - ça tombe bien car les céréales complètes de mon petit déjeuner terminent leur transit intestinal. C'était une mauvaise idée de prendre juste avant de partir un aliment aussi lourd à digérer. J'arrive finalement à Boisset les Prevanches où j'ai un peu de mal à trouver la D67 que les locaux appellent "route d'Evreux" - Evreux est donc à l'horizon et ça me regonfle le moral au plus haut !

Quelques kilomètres plus loin, après La Houssaye du Cormier et le Val David je me rappelle pourquoi il ne faut jamais partir pour une aventure significative avec du matériel non testé. Les roues de mes patins tous neufs ont pris du jeu et je m'arrête pour les resserer avec la clé que j'avait emportée. Mais je n'avais pas réalisé qu'il fallait deux clés et non une seule pour les resserrer sur ces patins neufs. J'arrive à en resserrer six avec une seule clé. Je repars en espérant que ça tienne.

Je passe La Trinité sur des routes toujours sympathiques. Après Le Coudray, en entrant dans Evreux je passe par le grand centre commercial qui permet de longer la nationale dangereuse qui passe 200m plus à l'ouest. Pour rejoindre le centre d'Evreux et la gare il faut se fader une énorme descente où je finis par avoir des crampes dans le mollet à force d'user mon tampon de frein. A Evreux j'ai l'impression d'avoir atteint une étape majeure du trajet, presque à la moitié. Je suis heureux mais il est 13 heures, je commence à sentir la fatigue et à réaliser que la fin ne va pas être qu'une partie de plaisir. Je m'arrête devant la gare pour faire le point et ravitailler en eau.

Gros coup de poisse dans tous les sens du terme : pendant que je regarde la carte et prend des notes la flasque que je viens de remplir se vide dans mon sac. Je la remplis à nouveau et teste d'étanchéité dans tous les sens sans trouver de fuite. Je l'ai probablement mal fermée, et comme j'ai laissé l'embout plus bas que la flasque elle s'est tout simplement vidée par l'embout. C'est un incident trivial, mais lorsqu'on commence à être fatigué on s'en passe volontiers. Quelques centaines de mètres plus loin je recomplète ma réserve d'eau (1.5 litres dans la flasque et 1.5 litres dans une bouteille) et la gérante de la station-service m'indique une entrée de la voie verte par des escaliers cachés derrière le viaduc.

La voie verte est sur l'ancienne voie de chemin de fer sur viaduc. Dès le départ c'est un pur bonheur : au moins deux mètres de large d'un enrobé impeccable qui semble sans fin, pas une voiture voire même quasiment personne à part moi... Un rêve paradisiaque après 90 kilomètres de rollers sur route ouverte. Et peut après le départ une Enorme coup de bol : peut après la sortie d'Evreux un plan sur une pancarte montre que la voie verte va jusqu'au Bec Hellouin alors que sur ma carte elle s'arrête au Neubourg ! Trop bon ! Mon moral fait du yoyo et la perspective de cette longue section dans des conditions idéales le fixe à nouveau au plus haut.

Avant Le Neubourg, nouveau transvasage de flotte et fin de la poudre aux maltodextrines - après j'avancerai à l'eau claire. Resserrage avec succès des roues avant à l'aide du tournevis cruciforme de ma fidèle pince pliante multifonctions pour faire pression de l'autre côté et contrer la clé allen. C'est pas réglementaire mais voila un problème de réglé... J'ai bien fait de d'emmener cette enclume d'outil multifonctions ! Entre Le Neubourg et Bec Helloin la voie verte est essentiellement une très longue pente très douce en descente... Paaarfait !

Fin de la voie verte peu avant Pont Authou après 40 bornes de panard intégral. En tout j'en suis à 134 kilomètres et il est 16H30. Pause et point de navigation. Mes jambes commencent à fatiguer. Je n'ai plus de poudre et en plus le sac de glucides ultrarapides d'urgence (gel et pastilles de dextrose) manque à l'appel, probablement resté à Paris. La fin va être un peu plus rude que prévue. Il va falloir faire encore plus gaffe à bien anticiper la glycémie... Je comprends à quoi servent les calculateurs de cyclisme qui évaluent les calories dépensées.

A vue de nez encore un peu moins d'une soixantaine de kilomètres à tirer... J'avais plutôt bien géré les crampes jusque là – seulement deux en pliant les jambes – mais soudainement me prend une crampe aux abdominaux. Je repars résolu à y aller doucement et je commence à envisager les options pour la fin. J'achète de l'eau à la boulangerie et en sortant je me fais mordre à la hanche par un doberman. Vers17H15 je repart. J'ai du mal à redémarrer et heureusement un bon gros coteau m'attend à la sortie du village – rien de tel  pour être chaud ànouveau !

Une fois atteint le plateau du Vièvre les kilomètres s'enchaînent facilement malgré la fatigue. Preuve de la baisse de mon attention : j'ai loupé un embranchement que je voulais prendre. Lors des pauses mes jambes se raidissent et les redémarrages commencent à être difficiles. Avant Cormeilles la route redescend du plateau - une belle descente de plusieurs kilomètres même, mais je n'ai plus confiance dans ma capacité à manoeuvrer en cas d'urgence et je freine donc très souvent en essayant de ne pas provoquer la crampe au mollet qui revient de temps en temps à force de d'insister sur le frein. Je m'arrête à Cormeilles vers 19H30. Il est maintenant évident que ça va se finir de nuit. J'appréhende mais je me félicite d'avoir emporté l'éclairage que j'installe.

J'ai eu de la chance jusque là, avec des routes essentiellement de très bonne qualité, mais entre Cormeilles et Pont l'Eveque la surface est un immonde gratton. En plus les conducteurs de voitures roulent vite, me klaxonnent et m'injurient gestuellement. Le stéréotype du Parisien n'est malheureusement pas toujours usurpé. Je commence à être franchement stressé d'autant que la nuit noire approche. Je commet une grosse erreur de navigation en oubliant de tourner à droite à Chapelle pour rejoindre la piste cyclable censée mener de Saint-André d'Hébertot à Pont l'Evèque à travers Surville. Résultat je parcours une horrible section de nationale. Le moral est bas. C'est avec un grand soulagement que j'arrive à Pont l'Eveque vers 20H45 car je ne voyaispas le bout de cette section fort désagréable.

Après Pont-l'Eveque la surface à nouveau bonne, mais l'obscurité rend la progression plus dangereuse. Heureusement il n'y a pas trop de trafic et surtout je suis très bien éclairé : réflecteurs et diodes clignotantes autour du casque et à l'arrière de chaque chaussure, spot clignotant très puissant à l'arrière du casque, lampe frontale, gilet de chantier avec réflecteurs accroché au sac à dos... Les voitures me voient apparemment de loin et m'évitent largement. Je me rabat quand même à fonds mais je me sent mieux pour l'instant.

Canapville de nuit... Le cauchemar qui me hante depuis le matin est conforme à ce que j'anticipais. Il s'agit d'une section étroite d'à peine deux voies sans éclairage ni bas-côté qui récupère tout le trafic de l'autoroute et de Pont l'Evèque vers Deauville, Trouville et les environs. J'ai peur et je m'arrète tous les dix mètres sur l'herbe pour laisser passer des voitures. Au bout de quelques kilomètres la route s'élargit puis l'éclairage apparaît... J'ose à peine y croire : j'arrive !

Il est 21H45. Au total j'ai fait environ 200 kilomètres en plus de 15H30.

Je vous fais grâce de mes errances à travers Deauville et Trouville pour finalement passer la nuit sur un paillasson faute d'avoir prévu ce que j'allais faire si je réussissait à arriver. Le lendemain toute la journée je me sens raide comme un bout de bois et j'ai du mal à me lever, surtout pour redescendre à la gare. Par contre je n'ai ni crampes ni courbatures. C'est inhabituel comme sensation - je l'ai déjà resenti mais un ordre de grandeur d'intensité en dessous. Le surlendemain ça commence à aller mieux, mais j'ai encore les jambes gonflées.

Tout comptes faits le frein c'est bien. Sur mes Crossmax de freeride urbain je suis un intégriste de l'ablation du frein, mais pour la randonnée longue distance sur route, je dois reconnaître qu'à l'évidence le frein est très utile pour ralentir efficacement, en ligne, même quand on est très fatigué et perclus de crampes, et tout ça sans bousiller les roues. C'est moins beau et un peu encombrant mais tout à fait pragmatique dans ces conditions particulières.

En 15H30 j'ai consommés 14 barres glucidiques (2/3 rapides et 1/3 avec des glucides plus lents), 13 litres d'eau (il faisait chaud et je transpire beaucoup) et 500 grammes de poudre isotonique glucidique pour efforts de longue durée. A la fin il me restait des barres mais j'avais sous-estimée l'utilité de la poudre et la consommation d'eau - il m'aurait fallu 750 grammes de poudre soit 58 grammes par litre ce qui est conforme à la recommandation du fabriquant pour la gamme de températures que j'ai rencontrées. En moyenne j'en retiens qu'une barre énergétique et un litre d'eau avec 50 à 60 grammes de poudre par heure sont une bonne base de calcul pour se faire un ordre de grandeur des besoins en alimentation pour un effort de longue durée. C'est toutefois légèrement inférieur à ce que j'ai lu à ce sujet : en tout j'ai absorbé à vue de nez environ 5000 calories dans la journée soit environ 400 calories par heure de patinage si on décompte environ trois heures de pause, alors que la norme semble être considérée se situer plutôt du côté de 600 calories par heure de patinage.

Tout au long du parcours c'est vraiment le défi personnel qui m'a permis de maintenir mon moral - se fixer un objectif symbolique est pour moi un facteur important pour trouver la motivation de se dépasser. C'est aussi souvent ce qui pousse parfois à aller trop loin et à se mettre dans des situations dangereuses dans des environnements hostiles alors qu'il aurait été sage d'abandonner et de remettre le défi à une autre tentative. Mais il est trompeur de juger suite à une mauvaise expérience qu'on a pris des risques déraisonnables alors que la prise de risque est consubstantielle à la recherche des limites et au dépassement de soi. De même il est trompeur de banaliser le risque suite à une expérience réussie. L'équilibre dans la prise de risque est élusif et le risque se réalise parfois. Quelles qu'en soient les raisons, mon expérience a été entièrement positive, mais se jeter dans l'inconnu ne sera jamais raisonnable - et c'est peut-être pour ça que c'est aussi attirant !

Il est utile à chacun de savoir lire les signes qui annoncent qu'on dépasse les limites du fonctionnement normal. Ce seuil est personnel : en fonction de l'expérience, de l'entrainement et de l'état psychologique, une situation identique dans un même environnement pourra être une situation normale pour l'un et une situation de survie pour l'autre. Ce raid est tout à fait banal et franchement lent pour un athlète entraîné alors qu'il poussera une personne sans entraînement au-delà de ses limites. Mais aussi utile que soit la compréhension des limites et de leur gestion, elle implique de les approcher voir de les franchir. Là encore la notion de prise de risque est centrale - c'est l'essence même des sports d'aventure. Pour ma part sur le dernier quart du parcours j'ai senti que j'ai quelque peu abusé des ressources de mon corps mal entraîné. Mais la satisfaction n'en est que plus grande.

Quelques ressources résumant le parcours :

Le moins qu'on puisse dire c'est que j'ai beaucoup appris sur mon comportement dans ces conditions. Mais la plus grande surprise que j'ai eu a paradoxalement été qu'il n'y a pas eu de surprise majeure - je m'attendais à bien pire. Alors si l'envie vous en prend, ne vous laissez pas freiner par ceux qui ne l'ont jamais fait et chercheront à vous dissuader - lancez vous sur la route !

Sachant que j'ai roulé moins de 16 heures pour un peu moins de 200 kilomètres et que j'étais musculairement pas loin de l'épuisement, j'en profite pour tirer mon chapeau à Ludo qui pendant ce temps roulait 72 heures...

Par contre huit heures de plus sur un circuit fermé au lieu des routes et de leurs aléas... Mmmmm... Pas cette année, mais un jour peut-être - ça ne me parait maintenant plus aussi inaccessible...